Avril 1952. Le Royaume-Uni est empêtré dans une guerre contre-insurrectionnelle pour lutter contre la rébellion communiste, en Malaisie. Depuis 1948, et jusqu’en 1960, la colonie britannique sera en état d’urgence, l’armée de la couronne y menant des combats d’une grande violence. C’est ce que montrera notamment une photo publiée ce fameux mois, montrant un commando des royal marines en train de brandir les têtes coupées de deux insurgés. Photo publiée par… le Daily Worker, un journal communiste américain.
Les journaux britanniques, eux, préfèrent taire le sujet. Le gouvernement, à Londres, commence par douter de l’authenticité du cliché. Personne ne sait trop quoi penser de cette image barbare d’un conflit où la civilisation est sensée lutter contre le communisme menaçant. Le secrétaire d’Etat aux colonies finira tout de même par admettre, devant le Parlement, que la photo est vraie. Pour les élites politiques et intellectuelles, la dualité entre la légitimité de la cause en laquelle on croit et la réalité des pratiques sur le terrain semble alors insoluble.
Les autorités et l’armée britannique sont alors lancées dans une campagne de propagande qui dénonce les violences perpétrées par les rebelles. Il s’agit de convaincre la population malaise que cette révolte, en réalité minoritaire, est nuisible à leur bien-être. C’est pendant ce conflit que naîtra la formule de « guerre pour les coeurs et les esprits », proposée par le général Sir Gerard Templer. Sans avoir la moindre volonté de transiger avec l’ennemi, ce dernier cherchera à l’isoler en insistant sur ses origines culturelles et ethniques chinoises, pour l’isoler de la majorité malaise. Il cherchera également, par des développements sociaux et économiques, à rendre la population dépendante de l’influence britannique et ainsi à la maintenir éloignée des communistes. Ces derniers avaient notoirement prospéré dans les foyers de pauvreté, en dénonçant l’hégémonie de la couronne et son exploitation des locaux.
Contre-propagande
La photo des têtes coupées fournira ainsi la matière à une belle opération de contre-propagande. Rappelons que la contre-propagande est une propagande destinée à en contrer une autre. A celle de Londres, les soutiens communistes de l’insurrection malaise répondront donc par la diffusion massive de cette image qui illustre toute la violence et la tyrannie britannique: on y voit un soldat d’une unité d’élite, brandissant avec nonchalance (comme si c’était normal) les têtes coupées de deux rebelles dont les visages disent à la fois la jeunesse et la souffrance.
A l’époque, les médias des différentes positions idéologiques campent sur leurs positions. Ainsi, l’opinion publique n’est d’abord touchée que dans sa frange sympathisant avec les communistes. Cette image d’horreur, qui n’avait pas vocation à être diffusée au départ, suscitera pourtant le débat au sein de la classe politique qui s’interrogera sur son sens moral et juridique. Le bureau des colonies bottera en touche en admettant en privé qu’un tel crime serait répréhensible en zone de guerre… Mais donc pas en Malaisie puisqu’il s’agissait d’une contre-insurrection et pas d’une guerre. Des arguments qui entacheront durablement l’image de l’armée britannique dans ce conflit.
L’effet de cette image est tel qu’il revient régulièrement dans le débat, encore aujourd’hui. Elle est devenue l’illustration du fait que même l’une des armées les plus modernes est capable des pires atrocités. Les têtes coupées malaises sont à la Grande-Bretagne ce que la torture en Algérie est à la France: une dérive considérée comme acceptable dans le contexte de la guerre d’alors… que la mémoire ne semble pouvoir pardonner avec le temps. Cette unique photo est devenue le symbole de l' »excès de violence« , comme le rappelle ici le Huffington Post. Elle est aussi le signe d’un précédent, comme le rappelle le DailyMail suite à un incident en Afghanistan où des Gurgkas ont décapité un corps pour ramener la preuve de sa neutralisation… comme ils le faisaient déjà en Malaisie.
L’origine de ce cliché reste méconnue. Souvent présentée comme un trophée, il s’agirait en réalité d’un moyen dégradé d’identification des insurgés abattus au combat. Lorsque c’était possible, les soldats ramenaient les corps pour les identifier. S’ils étaient coincés sous le feu adverse, couper les têtes était un moyen d’identification à minima. En parallèle de cette logique, on pouvait trouver une pratique traditionnelle, bien que rare, des chasseurs de têtes Dayak. Ces derniers, originaires de Borneo, ont participé à la contre-insurrection aux côtés des Britanniques. Le bureau des colonies préférait se faire discret sur les pratiques des Dayak… même si le général Templer, lui, y était totalement favorable. C’est toujours sympa un peu de folklore.