La guerre du Vietnam a été l’occasion pour les militaires américains d’un véritable festival de la défonce. A fins d’automédication, pour tenir face à l’ennui et aux terribles conditions du terrain et du champs de bataille, ils consomment massivement divers stupéfiants, faciles à se procurer et peu coûteux.
Dans son ouvrage « Shooting Up, a history of drugs in warfare« , Lukasz Kamienski reprend les estimations de l’administration américaine publiées en 1974: 92% des soldats déployés au Vietnam consomment de l’alcool, 69% de la marijuana, 38% de l’opium, 34% de l’héroïne, 25% des amphétamines et 23% des barbituriques. Alors que les drogues sont considérées comme de simples médicaments pendant les deux conflits mondiaux et la guerre de Corée, distribués en quantités énormes aux hommes, les mentalités ont évolué et ces produits sont désormais totalement illicites. Les autorités militaires tentent de lutter contre le fléau de la dépendance, sans avoir les outils nécessaires pour des dépistages efficaces.
Les médias vont progressivement aborder le sujet. En 1968, le Washingtonian affirme que 75% des soldats sont accrocs. John Steinbeck IV lance le mythe d’une armée de drogués, sous le titre « l’importance d’être défoncé au Vietnam« . Ce récit s’amplifie surtout en 1971 avec le US News and World Report qui présente la marijuana comme « l’autre ennemi au Vietnam« , juste avant que Newsweek ne publie une photo d’un casque de GI accompagné d’une seringue.
Rapidement, les mêmes médias s’interrogent sur les conséquences à long terme de cette consommation de drogue au Vietnam. On commence à craindre que les vétérans ne reviennent avec ces mauvaises habitudes et ne les transmettent aux autres Américains. Newsweek explique ainsi le 5 juillet 1971 que:
L’héroïne a explosé sur nous comme une bombe atomique. Il y a dix ans, même trois, l’héroïne était une drogue de perdant, une aberration qui touchait les noirs et les minorités aux cheveux longs. Maintenant, tout ça a changé. De bons garçons juifs sortent du bois de même que des gamins mormons, des Japonais américains et toutes sortent de classes moyennes laborieuses idéales.
La drogue est perçue comme une arme entre les mains de l’ennemi. Elle devient la cause des échecs militaires au Vietnam et l’épée de Damoclès qui pèse sur l’ensemble de la société américaine. Le président Nixon s’empare du phénomène en déclarant une guerre à la drogue. Un moyen pour le chef de l’Etat de détourner l’attention du public des problématiques stratégiques, au profit d’un grand combat pour la santé publique. Désormais, tous les boys devront être dépistés avant de rentrer au pays et s’ils sont positifs, devront subir une cure de désintoxication express sur place. Les soldats qui se droguent sont rendus responsables de la situation stratégique.
Rien ne laisse pourtant penser que cette consommation de drogue avait des effets négatifs sur les capacités des soldats au combat. A l’époque, un psychologue militaire, le lieutenant colonel Larry H. Ingrahm note que les soldats qui se droguent ne le font pas au moment où ils auront besoin de tout leur esprit:
Les soldats ne sont pas des idiots. Ils connaissent les dangers qu’il y a à travailler avec des équipements lourds ou à aller au combat sans être opérationnels. Des individus qui menacent la sécurité du groupe sont souvent violemment exclus du groupe de combat. Au Vietnam, entre 1970 et 1971, il y a eu des problèmes de performances dus au retrait de l’héroïne, mais pas à l’addiction en elle même.
Pour cet officier, les différentes drogues consommées par les soldats leur permettent au contraire de maîtriser leur environnement et leur équilibre physique et mental: contrôle de la peur, aide à trouver le sommeil, ou au contraire à ne pas sombre dans celui-ci, amélioration des perceptions… Lukasz Kamienski note également que l’usage de ces drogues, souvent lors des permissions à l’arrière, est un rituel collectif qui permets aux membres du groupe de resserrer les liens qui les unissent.
La séquence médiatique décrivant une armée de drogués menaçant la santé des Américains, exploitée par le président Nixon, entraîne une marginalisation supplémentaire des vétérans lorsqu’ils rentrent au pays. Selon l‘American Journal of Public Health volume 64 de 1974, il n’y a pourtant pas plus de consommateurs de drogues chez ces derniers au retour qu’avant qu’ils ne partent au Vietnam. Au contraire: avant leur déploiement au Vietnam, 11% des soldats prenaient de la drogue ; 43% le font pendant leur tour sur place ; et seulement 10% poursuivent au retour.
Les médias n’ont pas eu tort en soi, de relever et de questionner l’importance de la consommation de drogue des soldats déployés au Vietnam. Pourtant, en s’autorisant une prospective non nourrie de faits, ils donnent naissance à un récit qui ne repose sur rien de concret. Le pouvoir politique y trouve une belle opportunité de désigner un « autre » comme responsable de l’échec au Vietnam: le junkie en treillis. Un vrai problème (la drogue) fait ainsi l’objet d’un mauvais diagnostic (les soldats drogués sont moins efficaces et causent l’effondrement militaire américain au Vietnam) qui éloigne l’opinion de la vraie problématique, tout en offrant une opportunité au pouvoir de se dédouaner de ses propres responsabilités stratégiques.
Sans parler des vétérans sacrifiés dans cette manoeuvre informationnelle de Nixon.