La polémique sur Sentinelle a commencé dans les mois qui ont suivi les attentats de janvier 2015. Rapidement, beaucoup d’analystes se sont interrogés sur le risque sécuritaire et sur le coût en ressources humaines de ce déploiement massif dans les rues de France: pendant que les militaires patrouillent ici, ils ne sont pas disponibles pour l’entrainement et les autres opérations (voir ici, là ou encore ici, pour ne prendre que quelques exemples).
Lors d’une récente audition devant la commission Défense de l’Assemblée nationale, le chef d’état-major de l’armée de terre (Cemat), le général Jean-Pierre Bosser, notait ainsi que la 11ème brigade parachutiste, l’une des plus déployable, avait été largement mise à contribution pour Sentinelle… Et donc très peu déployée à l’étranger. Le général Pierre de Villiers, en tant que chef d’état-major des armées (Cema), relevait devant les élus que 50% des rotations de l’armée de terre dans les camps d’entrainement ont été annulées en 2016.
Un risque connu
« Imaginez qu’un attentat grave survienne suite à la décision d’alléger Sentinelle« , interrogeait récemment le général Pierre de Villiers, encore chef d’état-major des armées, dans l’idée de défense cette opération. Certes, mais imaginez qu’un attentat grave ne prenne pour cible les militaires de Sentinelle? Le risque est connu depuis de nombreux mois, les actes d’hostilité à l’égard des soldats en patrouille n’ont cessé de se multiplier, qu’ils soient ou non motivés par des idées politiques et/ou militaires.
Ce mercredi matin, six militaires du 35ème régiment d’infanterie ont été percutés par un véhicule à Levallois dans ce que la préfecture de police de Paris présente comme un acte volontaire, faisant six blessés dont trois graves. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les motivations de l’agresseur ne sont pas connues. Le symbole est pourtant là: un groupe de soldats à terre, touchés par une attaque avec un simple véhicule civil transformé en arme improvisée alors qu’ils quittaient leur lieu de repos, en pleine ville, au moment de la relève.
Le passage des patrouilles fixes aux patrouilles mobiles visait à réduire le risque d’attaques de ce type. Reste que les déplacements et les lieux de repos sont connus. N’importe quel citadin a déjà croisé des militaires y entrant ou en sortant. Le repérage et la récupération de renseignement pour mener une opération de ce type sont d’une terrible simplicité.
Il y a donc bien ici un choix assumé de la part des autorités politiques et militaires que de poursuivre cette mission. Un choix et un risque, probablement pesé vu les échanges musclés qui durent depuis de nombreux mois sur le sujet. On peut se poser la question: est-il préférable de voir des civils se faire massacrer ou d’attirer l’attention des agresseurs sur des militaires et des policiers? Terrible dilemme pour le décideur.
Un symbole à double-tranchant
Si l’efficacité sécuritaire, la légitimité du rôle en termes de renseignement ou encore le ratio coût/efficacité de cette opération sont largement critiqués, le général Bosser avait soulevé une qualité intéressante de Sentinelle: l’influence. Le Cemat notait alors que cette forte visibilité des militaires français dans les rues contribuait à nourrir le lien entre l’armée et la nation, tout en affichant le rôle des armées dans la sécurité collective sur le territoire national. Cet affichage des valeurs militaires (dévotion, endurance, service, disponibilité…) contribuait selon l’officier à recruter des candidats, tout en décrédibilisant le discours de l’ennemi, et notamment ses valeurs.
Mais Sentinelle offre aussi un symbole conséquent à cet ennemi: la possibilité de frapper des combattants. Les attaques de janvier 2015, celles du 13 novembre à Paris ou encore l’attentat de Nice, en prenant pour cible des civils, suscitent des débats au sein de la communauté islamiste : il faut argumenter pour légitimer de tels massacres. Si au sein des groupes djihadistes, cela peut rapidement être considéré comme « légal », pour les candidats internationaux au djihad, tuer des civils au hasard peut paraître déshonorant.
Frapper un groupe de soldats est un geste autrement plus global dans sa signification. Il permet de crier au monde que les auteurs, quelle que soit leur allégeance, sont capables de frapper l’armée française. Ce n’est pas la première fois: en 2012, Mohamed Merah avait déjà exécuté des soldats français dans cette logique, afin de dénoncer l’intervention en Afghanistan. Cela montre qu’il n’y a pas besoin de Sentinelle pour s’attaquer à des soldats: il suffit d’un peu d’observation.
Ce que Sentinelle a changé, c’est la multiplication des risques et la valorisation du symbole. Les nombreuses images diffusées par les autorités françaises pour insister sur le rôle des militaires dans la sécurité des Français vont désormais trouvé leur pendant dans la propagande ennemie qui pourra afficher ces nouvelles images.
Est-ce grave? Pour l’instant, les seuls clichés qui circulent montrent des pompiers en train d’intervenir et pas de photos des corps. Rien ne laisse penser que des images plus fortes existent. L’impact risque donc de rester limité. Déjà en mars dernier, la prise en otage d’une militaire à Orly par un djihadiste avait fait émerger des images négatives, mais la fin heureuse de l’attaque en avait atténué la puissance. Si la motivation est islamiste, l’efficacité relative de l’attaque de Levallois, qui n’a pas fait de morts, donne une matière exploitable, mais finalement relativement maigre, pour nourrir le baroud d’honneur de la propagande d’organisations djihadistes en ce moment très éprouvées sur leurs propres territoires.
On notera d’ailleurs qu’alors que nous ignorons toujours l’identité de l’attaquant et ses motivations, les médias répètent déjà en boucle un même discours: les militaires français sont des cibles particulièrement exposées.