« Nous sommes là pour vous rassurer. Si RT s’installe en France, c’est que notre pays n’est pas en déclin. » Pour la soirée de lancement de RT France, ce 19 décembre, Jean-Maurice Potier, le directeur adjoint de la rédaction, réussirait presque à nous émouvoir par tant d’attention. Son discours fait pourtant contraste avec les extraits de la chaîne présentées sur des écrans géants, avec notamment une présidentielle 2017 résumée à quelques images d’émeutes. Rassurant, effectivement.
La rédactrice en chef du groupe RT, Margarita Simonian, renchérit en russe par vidéo: « Désolée de ne pas être avec vous et de ne pas pouvoir parler français. Mais rassurez-vous, mes enfants de 3 et 4 ans parlent très bien français. » Si RT s’installe en France, cela n’a pourtant rien à voir avec le déclin ou non de notre beau pays. La flatterie est d’ailleurs un poil émoussée puisque le réseau de télévision d’Etat ne se décline en francophone qu’après l’avoir fait en anglais, en espagnol et en arabe. Les convaincus pourront tout au mieux se flatter d’être préférés aux Allemands ou aux Chinois.
Ne pas confondre influence et propagande
De nombreux médias français ont accueilli la nouvelle du lancement à Paris de RT France ce lundi avec un scepticisme évident. Les accusations de propagande sont en réalité bien moins systématiques et affirmées que ne le sous-entend la rédaction de RT, qui aime à se positionner en martyre. La plupart des articles évoque des « soupçons » et confesse bien souvent ne pas avoir comment distinguer « propagande« , « soft-power » et « influence« .
Ce sont surtout les autorités étatiques qui brandissent de telles accusations. En novembre 2016, le Parlement européen avait ainsi mis en avant les faiblesses de l’Europe face aux stratégies d’influence de l’Etat islamique et de la Russie, notant à propos de cette dernière que RT et Sputnik sont un outil -parmi bien d’autres- de la propagande du Kremlin. Plus récemment, le président Emmanuel Macron a directement reproché à ces deux médias de répandre des « contre-vérités infamantes » et de devenir des « organes d’influence ». Il répondait alors à une question de Xsenia Fedorova, l’actuelle directrice de RT France… Devant un Vladimir Poutine de marbre.
Ces reproches, les médias russes font les mêmes à l’égard de leurs concurrents occidentaux. A Sotchi, en octobre dernier, porte-parole du ministère des Affaires étrangères et principaux responsables des grandes rédactions russes -dont RT- ne cessaient de le répéter: eux font leur travail avec conviction et honnêteté intellectuelle, même s’il leur arrive de commettre parfois des bévues, alors qu’à l’Ouest, les médias sous influence d’officines gouvernementaux manipulent l’opinion publique en multipliant les « fake news » volontaires. Comprenez: « C’est celui qui dit qui l’est, nanani nananère. »
Ces différents discours reposent souvent sur une incompréhension des concepts liés aux stratégies d’influence, de communication et d’information. Or ils ont un sens. L’influence est une stratégie qui consiste à diffuser des messages avec les bons médias vers des audiences que l’on souhaite voir adopter des attitudes et des comportements qui nous soient favorables. Il peut s’agir d’une multitude de choses: un journal, un tract, une déclaration dans un haut-parleur… Ou encore le tir d’un missile à un endroit précis. La communication est la diffusion d’un message véridique qui contribuera à participer à cette stratégie. Selon les définitions, on considérera que la communication devient propagande lorsque le ton, le format ou l’environnement médiatique interdisent toute forme de contradiction. Si le message émis est volontairement faux, il s’agira de désinformation. S’il est involontairement faux, on pourra parler de mésinformation ou de faute professionnelle, selon la bonne volonté de l’auteur.
Alors RT, propagande ou pas? Comme nous le soulignions sur l’antenne de Sputnik, le soupçon a de bonnes raisons d’exister. Il suffit de regarder ce qui se raconte au sujet de Vladimir Poutine pour s’interroger sur la réalité d’une contradiction sur ces deux médias. Lorsqu’un média diffuse massivement des informations concernant les difficultés de la France, tout en ignorant celles de son propre pays, il est légitime de s’interroger. C’est bien ce qui est reproché à RT et Sputnik: se précipiter sur la moindre accusation contre les puissants en Europe, tout en ne s’inquiétant jamais des problèmes de corruption, de racisme ou d’IVG sauvages en Russie. La population présente à la soirée de lancement de RT France peut d’ailleurs nourrir le même doute: beaucoup de personnalités d’une droite plutôt dure, quelques politiques alternatifs, des blogueurs ou des chercheurs polémiques… Tous très convaincus par la cause russe. Des voix peut-être discordantes ailleurs, mais qui ici sont unanimes et peuvent faire douter du slogan de la toute jeune chaîne: « osez questionner ».
Et en même temps, nous avons régulièrement été invité à l’antenne de Sputnik, malgré nos critiques. Simple alibi? Dur à dire. Les journalistes de ces médias se plaignent souvent des refus qui leurs sont adressés par des personnalités nécessaires au débat, devant se contenter du public qui leur est déjà acquis. Comment organiser un dialogue contradictoire si l’un des deux partis refuse tout simplement de participer? Cette tendance monocorde, parfois caricaturale, n’est d’ailleurs pas propre aux médias russes: on la retrouve dans Valeurs Actuelles ou Marianne. De même pour les spécialistes invités en plateaux dont on peut parfois douter de la compétence: qui pourrait prétendre faire beaucoup mieux?
L’enjeu, c’est l’influence
Il reste difficile de faire le tri entre une ligne éditoriale orientée -voir outrancière- et un exercice de propagande. Pour démontrer l’existence de cette dernière, il faudrait pouvoir prouver une démarche hiérarchique, du haut vers le bas, imposant des messages dont l’objectif serait de pousser une audience à se comporter d’une certaine manière. En la matière, les documents sont à ma connaissance inexistants et les témoignages trop rares pour affirmer qu’ils sont significatifs.
Ce n’est d’ailleurs probablement pas le plus important. Ce qui doit nous intéresser, c’est la capacité d’influence d’un groupe de médias publics comme RT. En lançant ces chaînes, la Russie entend peser sur l’environnement informationnel global. Tout comme la BBC britannique, la RFI française ou encore l’Al Jazeera qatarie, il faut désormais compter avec RT. Avec plus de 2000 employés, RT revendique déjà 530 millions de téléspectateurs et 3 milliards de vues sur Youtube, où elle est la chaîne d’information la plus consultée… Même s’il convient de relativiser ces chiffres. C’est la chaîne qui a bénéficié du développement le plus rapide aux Etats-Unis. Un succès qui a également été salué par plusieurs prix et de très honorables classements aux Emmy Awards.
L’objectif de RT n’est d’ailleurs pas tant de convaincre les Français qu’Emmanuel Macron est victime d’une pédophile ou que l’Otan est à l’origine de toutes les guerres. Il s’agit plutôt de montrer au monde entier que la Russie est une grande puissance, riche en opportunités: des universités pour les étudiants, des emplois à saisir, la possibilité de créer des entreprises, de commercer, de créer, de voyager. Le tout avec beaucoup (trop?) d’optimisme. Certes, Vladimir Poutine y a un peu plus la parole qu’ailleurs… De même que nous couvrons plus facilement les déclarations d’Emmanuel Macron. Cela s’explique aussi par la plus grande facilité qu’a un journaliste a approcher les élites de son propre pays. A une différence près, qui reste très propre à la Russie: même quand on n’aime pas le président, on le respecte et on parle de lui avec une certaine circonspection. Ce qui étonnera toujours les Français, plus enclins à moquer le moindre détail de la vie élyséenne, quitte à faire preuve de mauvaise foi.
En ouvrant une chaîne en français, le réseau RT ne cherche pas à manipuler le bon Français, écœuré par son propre écosystème médiatique. Il cherche plus probablement à élargir son audience déjà massive à un nouveau marché potentiel de plus de 270 millions de francophones à travers le monde. Plus que BFM TV et LCI, c’est France 24 que la nouvelle chaîne russe va aller chahuter. Une rédaction à Paris est de plus un bon moyen pour RT d’alimenter en contenus exclusifs l’ensemble de son réseau, un tiers de son audience étant domestique. Les échanges de sujets et d’images entre les différentes chaînes est particulièrement intégré dans les pratiques du groupe.
Que les inquiets et les convaincus se rassurent, RT France n’a pas vocation à bouleverser le paysage politico-médiatique national. C’est un outil d’influence dont les effets ne se mesureront que sur le long terme. Il faudra s’inquiéter le jour où les grands responsables politiques préféreront annoncer leurs projets sur RT plutôt que sur France 2 ; que les Congolais et les Sénégalais penseront pouvoir s’informer en écoutant Sputnik plutôt que RFI ; ou lorsque les jeunes francophiles du monde entier découvriront la France avec les images de RT plutôt qu’avec celles de TV5 Monde. Dans le doute, les journalistes français n’ont pas le choix: il faudra produire une information de meilleure qualité, tant sur le fonds que sur la forme, tout en reconquérant la confiance des publics nationaux et internationaux.
Pour l’instant, difficile en tout cas de prétendre à une révolution, les journalistes de cette toute jeune rédaction ayant largement fait leurs armes à LCI, iTELE ou encore BFM. Ils gagneraient peut-être d’ailleurs à faire preuve de modestie dans leurs nombreux sujets consacrés à leur statut auto-revendiqué de croisés d’une vérité cachée: ils n’ont encore rien révélé de bien exceptionnel, sinon qu’ils étaient capables de la même arrogance que n’importe quel confrère de l’Hexagone.