Situation de communication rare et compliquée pour l’Etat-major des armées (EMACOM) cette semaine. En plus des deux militaires tués par un engin explosif improvisé (EEI/IED) ce mercredi au Mali, un troisième a été blessé -légèrement-. Celui-ci pourrait être le chef de corps du 1er régiment de Spahis. L’information a commencé à circuler via le Dauphiné Libéré (qui l’affirme) et le blog de Jean-Dominique Merchet (qui le déduit des profils des deux morts).
Un collègue a voulu vérifier cette information ce jeudi matin lors du point presse du ministère des Armées, en posant la question. Réponse du porte-parole de l’EMACOM: « Nous ne communiquons pas sur les blessés pour ne pas en faire des trophées. » Difficile en effet de confirmer une telle information: les combattants adverses à l’origine de l’attaque pourraient se féliciter d’avoir neutralisé un chef ennemi.
Un positionnement délicat: l’information ayant déjà commencé à circuler, difficile de contrôler la rumeur. D’autant plus avec un ennemi qui 1) se contentera largement de cette rumeur et 2) a probablement pu constater directement sur le terrain les effets de son attaque. D’autant plus que la rumeur n’est pas contredite. Si cette rumeur était fausse, l’EMACOM n’aurait-il pas tout simplement corrigé?
Communication informationnelle
Comme je l’explique dans ma thèse de doctorat, la plupart des services de communication des armées ont opté pour une communication institutionnelle qui se veut « informationnelle ». On diffuse un maximum d’informations pour assurer un dialogue entre les forces et le public, suivant ainsi à la lettre les chartes éthiques des relations publiques européennes, qui prônent une communication de transparence. Transparence d’autant plus nécessaire dans une communication de crise, pour éviter d’être accusé d’avoir voulu cacher des choses sous le tapis.
Difficile dans cette logique de faire de la rétention d’information, notamment lorsque les sujets ont commencé à filtrer. Car habituellement, on communique sur les morts et les blessés… Même si les questions se résument souvent pour ces derniers à savoir dans quel état ils sont. La blessure d’un chef militaire devient donc un tabou communicationnel, au même titre que l’outil de renseignement ou les process des forces spéciales. Si ces deux derniers interdits sont largement acceptés par les journalistes, qui entendent l’enjeu de sécurité, qu’en est-il de la blessure d’un chef militaire français?
Journalisme d’influence
Le travail des journalistes peut avoir de l’influence. Si l’on en croit la doctrine d’influence en appui aux opérations des armées françaises, la communication à destination de la presse fait partie des outils contribuant à la stratégie militaire d’influence (SMI). On communique par obligation contemporaine (on ne peut pas ne pas communiquer) mais aussi pour avoir des effets sur les attitudes et les comportements de différents publics (opinion publique nationale, communauté militaire, éventuellement des ennemis…).
Résister à cette instrumentalisation (plus ou moins volontaire et consciente de la part des communicants) fait partie du travail des journalistes. C’est pour cela qu’ils recoupent et vérifient leurs informations: contextualiser et mettre en perspective les affirmations d’un acteur du conflit (les armées françaises). C’est la différence entre communication (ou propagande?) et information. Chacun cherche alors à trouver le bon équilibre pour faire son travail avec la plus grande honnêteté possible: qualification de l’ennemi (terroriste? combattant? djihadiste?), reprise des messages de l’ennemi (propagande? communication?), de ceux de l’armée française (propagande? communication?)…
Dans cette démarche, les journalistes doivent parfois trouver l’équilibre entre des convictions et des valeurs personnelles, et celles que semblent imposer le métier. On va par exemple attendre que les familles soient informées avant de publier des informations sur des morts. On va refuser d’accompagner des combattants ennemis qui mèneraient une attaque contre des troupes françaises. Certains estiment que leur rôle de journaliste est aussi de valoriser l’engagement des troupes. Autant de questionnements qui aboutissent parfois au sein de cette profession à un débat: est-on d’abord Français ou journaliste?
Dans le cas qui nous intéresse ici, un problème se pose. Si l’on relaie largement les revendications des armées françaises, peut-on taire celles de l’adversaire? En réaction à ces deux morts, le président Emmanuel Macron a réagit en affirmant que « ces pertes viennent après plusieurs pertes très lourdes de plusieurs dizaines de terroristes que nous avons faites ces derniers jours« . En réalité, ils étaient 23, selon le chef d’état-major des armées… « dont des chefs« . Peut-on rapporter la perte de chefs adverses et admettre que celle des nôtres soit un tabou?