Les travaux de Stanley Milgram ont marqué l’histoire de la psychologie sociale. En quelques mots, ce chercheur américain a imaginé, en 1961, un protocole expérimental pour évaluer l’obéissance humaine face à l’autorité. En résumé, des cobayes sont invités à participer à une fausse expérience sur la mémoire: armés d’interrupteurs, ils doivent électrocuter un homme pour l’amener à mieux mémoriser une suite de données. En réalité, il n’y a pas de courant, l’étude consistant à comprendre comment le cobaye va se comporter face à l’autorité qui lui demande progressivement d’augmenter les fausses décharges.
La conclusion de cette étude est troublante, hier comme aujourd’hui. Elle montre en effet que la très grande majorité des personnes obéissent aveuglément à l’autorité, même si le faux patient hurle de douleur et réclame l’arrêt de l’expérience. De telles études ont été menées, par Milgram comme par d’autres chercheurs au fil des époques, afin de chercher à établir les limites de ce comportement. L’obéissance à ce qui est perçu comme autorité est manifeste, même si l’on est fondamentalement en désaccord avec l’ordre donné, quels que soient les sexes, quelles que soient les cultures (des expériences similaires ont été effectuées en Jordanie, en Allemagne, en Australie, en Afrique du Sud…) et quels que soient les âges.
Ce que ces travaux sur l’obéissance nous apprennent de l’influence
L’exercice de l’autorité, sur autrui, est une forme d’influence. Dans les travaux de Milgram, celui qui porte la blouse blanche du scientifique, symbole de son pouvoir, obtient des sujets l’exécution de tâches potentiellement dangereuses pour l’individu jouant le rôle du patient. Et ce, malgré leurs réticences individuelles et leur opposition à l’ordre donné: « Je n’ai pas envie de le faire mais je le fais car l’autorité me dit le faire ». Autrement dit, dès lors que l’on revêt l’image de cette autorité, on se retrouve dans une position qui, socialement, impose littéralement une influence systématique et presque inconditionnelle. Cette autorité n’est pas forcément le fait d’un prestige ou d’une légitimité exceptionnelle: Milgram a, pour une partie de son expérience, quitté les couloirs de Yale pour aller dans un coupe-gorge sordide. Le titre de scientifique suffit pour maintenir la position d’autorité et donc, l’obéissance, malgré un environnement qui atteste de la modestie de la dite autorité.
Nous pouvons dès lors en tirer un certain nombre de conclusions. Pour entraîner un effet, au sein d’une population, il convient de s’appliquer à être celui qui a le statut d’autorité. Dans le cas d’un conflit, ou d’une concurrence, il faudra dans le même temps chercher à gommer la position d’autorité que pourrait avoir l’adversaire, au profit de la sienne propre ou de celle d’acteurs alliés. L’objectif étant d’obtenir une balance positive en terme d’autorité, afin d’entraîner une plus grande obéissance.
Influence et obéissance en Afghanistan ?
Questionnons l’exemple de l’intervention de l’Otan, en Afghanistan, dans un exercice de contre-insurrection. Ce théâtre a été marqué par de forts efforts dans les différents domaines de l’influence (communication opérationnelle, opérations psychologiques, actions civilo-militaires). Les forces de la coalition n’ont pas toujours réussi à instaurer des relations efficaces avec leurs interlocuteurs. Deux exemples de populations qui peuvent rappeler les conclusions de Milgram:
Services de sécurité et représentants officiels: militaires, policiers, administrations, ont rapidement pris l’habitude de travailler avec leurs homologues occidentaux. Cette relation a amené directement ces populations à nouer un rapport d’obéissance à leurs interlocuteurs. Les chefs militaires et politiques de l’Otan se sont retrouvés, de fait, dans une position où ils représentaient l’autorité. Résultat, le gros de ces populations s’est habitué à appliquer -dans la mesure de ses capacités- les ordres reçus.
Populations civiles: à l’inverse, au sein des populations civiles, la présence étrangère a longtemps été perçue comme une invasion et une contrainte. Il s’est avéré particulièrement difficile de réduire l’autorité des chefs traditionnels, notamment des chefs de guerre, dans les provinces afghanes. Traditionnellement, les habitants ont eu pour habitude de considérer ces chefs comme leurs autorités légitimes, souvent plus que le pouvoir officiel en place à Kaboul qui malgré son statut légal, n’a pas obtenu de statut réel.
Peut-on parler d’obéissance ?
Difficile de comparer strictement la logique d’obéissance étudiée par Milgram aux perceptions de pouvoir dans les conflits. Toujours est-il que cette idée peut nous amener à questionner notre manière de percevoir le contexte social, politique et géopolitique d’une zone de crise. Les notions étudiées en influence sont d’ailleurs étonnement proche de celles étudiées par Milgram. Un exemple d’approche, qui reste largement à creuser, pourrait être celui-ci:
- Sur une zone où je cherche à intervenir, qui est perçu comme l’autorité? Chefs de guerre locaux, chefs religieux, figures charismatiques? Il convient de rapidement se demander qui, parmi ces personnalités, peut-être considéré comme un allié ou un adversaire. De telles personnalités seront certainement enclines à se faire obéir plus facilement que d’autres acteurs, qui pourraient être plus compétentes, mais dont la légitimité serait moindre. Hamid Karzaï, en Afghanistan, en est le parfait exemple: malgré un profil qui passait pour très attractif, il n’a pas su imposer une image d’autorité et donc, obtenir l’obéissance. Dans les perceptions locales, il n’est en effet pas la figure associée à l’autorité.
- Sur une zone où je cherche à intervenir, mes adversaires font-ils figure d’autorité? Dans la même logique, la recherche d’une réduction de l’autorité adverse sera un exercice prioritaire. Pour que les différentes populations cessent d’obéir, il convient de leur faire échapper à l’autorité en question. Cela peut passer par plusieurs logiques, plus ou moins simples, allant de la dénonciation d’un crime (corruption) à un travail pédagogique beaucoup plus complexe (dénonciation de l’oppression).
- Dans ce jeu des concurrences d’autorité, plusieurs niveaux de réflexion peuvent être appréhendés: échelle micro-locale, échelle locale, échelle régionale, échelle nationale, échelle internationale. Dans un même secteur, une population pourra être susceptible de basculer sous une autorité amie tout en restant sous l’effet d’une autorité adverse. Le sud afghan en est ici aussi un bon exemple: malgré l’émergence, par endroits, de responsables favorables aux autorités centrales, la présence plus large d’une autorité talibano-pakistanaise exerce une autorité supérieure qui impose de facto l’obéissance aux populations.
L’histoire nous offre des indices nourrissant cette logique. Pour chercher à amplifier son image d’autorité légitime, on n’hésitait ainsi par exemple pas à se convertir à une autre religion. Un moyen de devenir autorité pour toute une population qui prêtera de l’attention à la foi tout en maintenant une légitimité envers une autre population pour une autre raison (chef bienveillant, hérédité…)
Il parait difficile, aujourd’hui, de trouver un seul individu qui puisse, dans une zone en crise, imposer une autorité suffisante. Les différentes populations, surtout si elles se retrouvent en opposition les uns avec les autres, ne prêteront pas attention aux mêmes conditions d’autorité. Dans l’exemple de la Syrie, les populations sunnites seront certainement très sensibles à la question religieuse quand les populations kurdes ou chrétiennes s’inquièteront d’avantage d’une légitimité à garantir la sécurité.
Concluons en gardant à l’esprit que cette autorité est bien une autorité perçue: elle relève d’une grande part de symbolisme. Les expériences de Milgram ont ainsi montré que le simple titre de « scientifique », même sans la moindre crédibilité et la moindre légitimité académique, technique ou professionnelle, permettrait d’exercer une autorité qui obtenait d’importants résultats en matière d’obéissance.