La publication de deux rapports, par les ONG Amnesty International et Human Rights Watch, cette semaine, est l’occasion de questionner l’influence des drones. Les documents, consacrés aux techniques d’assassinat extra-juridique, notamment grâce à ces outils, rappellent les conséquences sur le moral des populations des zones concernées, à savoir le Waziristan nord et le Yémen.
Les habitants des zones tribales, à la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan, témoignent de plus en plus dans les médias de leur terreur d’être pris pour cible par des drones. Dans un documentaire de Canal +, une mère raconte ainsi comment pour ses enfants, l’évocation des drones est devenu le moyen de se faire obéir. Les avions sans pilotes sont devenus les croque-mitaines de notre époque, comme l’étaient il y a trente ans les soldats soviétiques dans cette même région ou, chez nous, les boches du siècle précédent.
« La peur des drones existe toujours dans l’esprit des gens. Comment savoir si un missile ne va pas frapper notre maison ? Ca peut frapper n’importe où. » Ce témoignage d’un habitant du Nord Waziristan cité dans le rapport d’Amnesty montre lui aussi l’impact psychologique des drones.
Cher ennemi, je te vois
L’effet psychologique sur les populations, ici, est un dommage collatéral au même titre que les victimes tuées lors des bombardements. La cible initiale de cette pression est bien évidemment celle qui est visée par les opérations des forces spéciales américaines et de la CIA : des opérateurs talibans, au Pakistan, et des cadres d’AQPA au Yémen.
Mais il convient de noter que l’impact sur l’adversaire est aussi conséquent : les rebelles et terroristes islamistes visés sont obligés d’adapter leurs procédures. La moindre utilisation d’un téléphone devient un risque majeur. Les déplacements se font plus lentement et moins fréquents, tout comme les rassemblements. Les jihadistes savent qu’ils sont surveillés et que, pour eux aussi, il est possible d’être la cible d’un missile à n’importe quel moment. L’impact psychologique est réel : la peur d’être espionné en permanence est devenue une peur d’être abattu, y compris dans les régions les plus éloignées.
Cet effet psychologique a de plus pris un tournant assez difficile à contrôler pour les autorités américaines : le journaliste David Axe relève ainsi que pour la plupart des Pakistanais, toute attaque venue du ciel est assimilée à un drone, depuis l’artillerie jusqu’aux hélicoptères militaires… des forces d’Islamabad. Cela renforce la pression psychologique exercée sur la population et sur l’ennemi, mais aussi la possibilité de l’exploiter pour l’adversaire.
Le grand méchant drone
La menace des drones est en effet devenue un argument, pour les jihadistes. Les victimes civiles sont systématiquement utilisées pour dénoncer l’action d’une Amérique de l’oppression. Un discours qui trouve un terreau fertile au sein de populations naturellement hostiles à Washington. Un discours d’autant plus efficace que les Etats-Unis entretiennent le plus grand mystère autour des procédés, des tactiques et de la stratégie.
Ce discours est aussi utilisé à des fins politiques : les gouvernements sont assimilés aux Etats-Unis et, au Pakistan comme au Yémen, ce sont d’abord les autorités nationales que l’on accuse. Ces dernières se voient ainsi fragilisées, faute de pouvoir défendre leur suprématie sur leurs propres territoires.
D’aucuns s’inquiètent de ce que ces arguments aillent dans le sens de la propagande islamiste. Notons ici que les groupes sociaux concernés sont méfiants vis-à-vis des Etats-Unis de longue date. Il s’agit ici d’un public largement hostile, particulièrement complexe à rallier et à convaincre. Les zones tribales étaient parcourues, en 2001 déjà, par des foules -manipulées?- qui menaçaient l’Amérique.
1 drone + 1 drone = 3 drones ?!
Que nous disent les chiffres ? Le Bureau of investigation journalism diffuse les données les plus complètes sur la question. On y apprend, dans le cas du Yémen, que :
Tirs de drones | 54-64 |
Personnes tuées | 268-393 |
Civils tués | 21-58 |
Civils blessés | 65-147 |
Un rapide calcul sur un coin de feuille -pardonnez la méthode peu scientifique- nous donne donc comme hypothèse optimiste 5% de victimes innocentes colatérales et comme hypothèse pessimiste 21%.
A comparer avec un autre type d’opérations menées dans la même région, les missions clandestines au sol armées par des forces spéciales et des agents de renseignement :
Missions clandestines | 12-77 |
Personnes tuées | 148-377 |
Civils tués | 60-88 |
Civils blessés | 22-111 |
Soit une hypothèse optimiste à 15% et une hypothèse pessimiste à 59%. Notons que nous n’avons pas inclus dans ce calcul les tirs de drones non confirmés qui maintiennent des résultats semblables (19-5%).
Les drones, alors qu’ils font moins de dégats dans la population que les attaques au sol, sont donc devenus l’objet d’un fort pouvoir symbolique. Au Pakistan, le mélange avec les autres armements déployés par les bélligérants locaux (mortiers, explosifs, hélicoptères) multiplie donc le nombre d’attaques perçues de manière exponentielle. Le tout alors que le nombre d’attaques de drones diminue régulièrement depuis 2010. L’un des témoins interrogés dans le rapport de Human Rights Watch insiste d’ailleurs sur cette réalité : entre les engins explosifs improvisés disséminés par les rebelles et les tirs de mortiers à l’aveuglette de l’armée pakistanaise, les habitants du Nord Waziristan se retrouvent coincés dans un véritable no man’s land… dans lequel il devient difficile de distinguer les tirs de drones.