Intéressante anecdote sur l’impact d’une image et la difficulté de l’interpréter, en dehors d’une contextualisation efficace. Elle nous vient du lieutenant-colonel Jean-Philippe Conégéro, officier de l’armée de terre issu de l’arme blindée cavalerie, ayant pas mal crapahuté dans la communication. Il raconte dans la revue Inflexions (numéro 14 sur « Guerre et opinion publique« , disponible à la Documentation française) un incident survenu au Kosovo et impliquant des militaires français.
En 1999, les Français sont une force d’interposition. Ils surveillent le pont de Mitrovica, haut lieu de violences entre les communautés du Kosovo, à l’époque et encore régulièrement par la suite. Les tricolores y feront d’ailleurs régulièrement tampon. Ce jour-là, deux foules, l’une de Serbes, l’autre d’Albanais, se font face. Les Français sont au milieu. Un individu jette une pierre en pleine trogne d’un soldat qui perd son sang-froid et la renvoie dans l’autre sens. Un caméraman d’une agence de presse européenne capture l’image qui fait le tour d’Internet une heure plus tard en montrant comment un militaire français « caillasse » un civil accompagné d’un enfant.
Plusieurs commentaires:
– On voit ici comme le poids de l’image peut être dramatique, en terme d’impact. Un soldat qui perd son sang-froid peut-il se voir reprocher un tel geste à la mesure de l’échappée symbolique qu’il entraîne? Si l’attitude est « inacceptable« , comme le rappelle le colonel Conégéro, elle peut-être compréhensible. Les militaires déployés en force d’interposition rapportent souvent leur frustration lorsqu’ils sont pris entre deux feux ou lorsqu’ils n’ont pas les conditions pour intervenir au profit de victimes civiles. Ainsi, malgré une attitude globalement exemplaire des militaires français sur ce théâtre (lire à ce sujet le récit détaillé de Pierre Péan, qui décrit le déploiement des tricolores et les actions des forces spéciales), un acte isolé peut tout remettre en question. Certains aiment aborder la notion de « caporal stratégique » dans le domaine de la communication opérationnelle.
– L’action est exploitable par les belligérants et les autres acteurs. Que la vidéo soit diffusée par l’un des deux camps en présence (Serbes et Albanais du Kosovo) ou par d’autres intervenants, ONG ou politiques par exemple, elle peut avoir des effets considérables. Voir à ce sujet les nombreuses vidéos montées par des militants politiques, notamment d’extrême-droite, cherchant à stigmatiser le rôle et l’action des insurgés syrien depuis deux ans en faisant passer les jihadistes pour les seuls combattants en lice.
– Le travail du journaliste peut-être biaisé pendant ou en dehors de sa diffusion. Pendant: le caméraman peut ne pas avoir enregistré l’intégralité de l’action, ou même ne pas avoir assisté à celle-ci en entier. Il peut ainsi mal interpréter ce à quoi il assiste et croire en toute bonne foi qu’un soldat a voulu se défouler en jetant des pierres sur un pauvre manifestant. Voir dans le même registre les nombreuses vidéos, au cours de manifestations en France, pendant lesquelles on voit des agents des forces de l’ordre renvoyer des projectiles sur les foules (canettes, pierres). En dehors de leur diffusion, les images d’un journaliste peuvent être réutilisées et réinterprétées. Pensons ici à la fameuse image du légionnaire au Mali qui porte une écharpe illustrée d’une tête de mort. La photographie sera largement interprétée par les autres médias et par les autorités… lorsque le photographe lui n’y aura pas vu sur le moment quoi que ce soit de choquant.
– Internet et sa puissance croissante: l’anecdote rapportée par le colonel Conégéro est décrite comme un incident regrettable. Quid d’une telle erreur dix ans plus tard? En 1999, rares sont ceux qui utilisent Internet. L’officier remarque lui-même dans son analyse pour la revue Inflexions que seules les élites du Kosovo utilisent ce média. Dans la communauté internationale, même dans les pays riches, les populations sont encore très peu équipées. Le même incident, en 2009, aurait certainement été beaucoup plus massivement relayé. Aujourd’hui, je ne parviens d’ailleurs pas à mettre la main sur la vidéo incriminée!
– Le public, enfin, reste largement exposé à la manipulation, volontaire ou non. Comme évoqué plus haut, nous ne sommes pas à l’abri de montages effectués par des acteurs ayant une volonté politique de faire passer un message. Nous sommes constamment confrontés à ce type de propagandes de la part d’acteurs étatiques ou non. Mais nous ne sommes pas non plus à l’abri d’une simple erreur. Combien de messages de ce type recevons nous chaque jour, notamment via les réseaux sociaux, de nos proches et de nos amis qui s’alarment de ce qu’ils croient être la vérité? Moi-même, il y a quelques mois, recevais une vidéo transmise par ma belle-maman toute alertée par une vidéo de manifestation de musulmans en colère dans les rues de Paris, hurlant des « Allah Akbar » tonitruants et scandants d’hostiles slogans. Une majorité de manifestants en réalité largement encadrée par des militants islamistes membres d’un groupuscule interdit depuis… sur des images montées par d’autres militants d’extrême-droite. Ou comment des images dont le sens semble évident doivent nous appeler à la plus grande modestie quant à notre capacité de les interpréter objectivement.