« La Syrie, c’est le drame absolu. On en parle moins en ce moment et pourquoi? Parce que les journalistes, là-bas, on les tue. On les enlève. Les journalistes n’arrivent pas à faire leur travail et on le comprend bien. Du coup c’est une guerre sans images, mais c’est une guerre.«
Cette inquiétude était exprimée ce lundi 13 janvier au matin par Laurent Fabius au micro de Jean-Jacques Bourdin, sur RMC. Le ministre des Affaires étrangères exprimait les difficultés de la France à faire valoir son point de vue à l’approche de la Conférence pour la Paix de Genève II. Une rencontre qui est largement compliquée par la complexité de la situation géopolitique en Syrie. Une situation que le chef de la diplomatie résume ainsi: « Bachar et les terroristes, c’est l’endroit et l’envers du même décor. Nous, nous soutenons l’opposition modérée… qui est prise entre deux feux. » Le tout en admettant que le sommet était loin d’être assuré d’avoir lieu tant les différents partis sont incapables de se mettre d’accord sur les points de négociation à aborder.
Si Fabius regrette la presse en Syrie, c’est certainement moins pour son appétence pour une information libre que pour le poids diplomatique que représente celle-ci. On se souviendra ainsi que c’est la diffusion d’éléments concernant l’utilisation d’armes chimiques par le quotidien Le Monde qui avait mis le feu aux poudres en mai dernier. Les reporters du journal avaient rapportés des prélèvements qui, une fois testés dans les laboratoires français, avaient confirmé la présence de sarin et de composés de sarin.
On voit ici deux rôles pour le journaliste, qui servent le projet diplomatique du Quai d’Orsay au sujet de la Syrie:
La convergence des points de vue
La très grande majorité des journalistes ont continué de dénoncer régulièrement les actions des forces armées de Damas, cantonnant Bachar al-Assad dans une posture de dictateur sanguinaire. Sur le terrain, cette version était largement confirmée par les images, les témoignages et les constats: les journalistes n’ont pu que confirmer la violence de la répression et le nombre de civils qui en étaient, de fait, victimes. A l’inverse, beaucoup plus rares ont été ceux qui ont pu témoigner de la souffrance des supporters du régime, notamment chez les combattants, les portes restant obstinément fermées.
On parle pourtant aujourd’hui de 120 à 130 000 morts. Beaucoup sont des combattants: selon les sources, on évoque environ 30000 soldats du régime tués, 20000 paramilitaires, et de 30 à 50000 rebelles. Chaque fois, difficile de faire le détail. Ainsi, parmi les rebelles, on peine à évaluer la part de combattants laïques et la part de jihadistes. Comme il est difficile d’estimer la part de responsabilité de chaque camp dans le nombre de victimes civiles: les jihadistes ont multiplié les attentats, les rebelles ne font pas toujours preuve de la plus grande précision dans leurs attaques… et l’armée semble tout simplement tirer dans le tas.
Un décompte macabre qui peut vite fragiliser l’argument de Laurent Fabius. Brandit tel quel, le chiffre de 130000 morts semble une évidence de l’horrible responsabilité de Bachar al-Assad. Etudié dans toutes ses nuances, il ne fait que souligner la difficulté à trouver des portes de sortie au conflit et surtout, des interlocuteurs fiables, représentatifs et défendant les valeurs réclamées par la communauté internationale.
Le poids des images
Les images (vidéo et photo) ont largement contribué à convaincre au mieux l’opinion publique. En France, celles diffusées dans les journaux télévisés, dans les émissions de grand reportage ou encore dans les journaux et magazines papiers ont largement contribué à sensibiliser les Français à l’indescriptible souffrance des Syriens. Des images qui ont souvent été à sens unique dans leur description de l’information: rares sont ceux qui ont pu décrire les peurs ou les souffrances des soldats des forces régulières. Rares aussi sont ceux qui ont pu rester à Damas pour présenter le point de vue du pouvoir ou encore pour décrire le quotidien des populations vivant dans la peur des attentats.
Il est d’ailleurs intéressant que ces images ont eu un impact différent auprès d’autres publics. Des journalistes russes ont ainsi eu plus facilement accès aux forces syriennes et ont relayé un point de vue différent: on y voit les soldats se faire tirer dessus par des rebelles. L’empathie générée ainsi est très différente de celle ressentie dans nos pays. De même, les médias russes ont plus largement insisté sur les violences dont ont été victimes certaines populations, notamment alaouites ou chrétiennes, en relayant plus largement les images des attentats.
Quel but recherché?
Il convient certainement de se méfier de l’utilisation de la liberté de la presse par l’ensemble des acteurs. L’objectif de la diplomatie n’est pas celui de la presse. Tout comme on doit se demander pourquoi des forces armées se félicitent des moyens qu’ils mettent à disposition pour permettre aux journalistes de travailler. Chaque fois qu’un individu ou un groupe ouvre ses portes, les journalistes doivent interroger leurs motivations. Souvent, il s’agit de convaincre.
Ce travail d’argumentation repose sur des buts recherchés précis, qui peuvent être convergents avec ceux des journalistes (un certain récit est ici profitable à la vérité ET à la diplomatie) de manière plus ou moins temporaire et plus ou moins parcellaire. Chaque fois, il convient pour les médias de bien se demander si la vérité perçue est plus ou moins proche de la vérité réelle. Et il convient également, pour le public, de tâcher au maximum d’évaluer les limites de ce que peut rapporter le journaliste en multipliant les sources et relativisant la capacité de chaque média à appréhender une situation dans sa globalité.