Les retournements politiques et stratégiques de ces dernières semaines, en Egypte, offrent un intéressant exemple de stratégie d’image et de contrôle de la communication. L’armée égyptienne, acteur clef de ce pays, parvient tant bien que mal à maîtriser sa narration.
Dans la version égyptienne des printemps arabes, l’armée a su s’imposer durablement comme faiseuse de rois. En 2011, elle lâchait un Moubarak soudain honni de réseaux sur lesquels il avait beaucoup compté pour bâtir son pouvoir. En 2013, rebelote, ce sont des colonnes de blindés qui accompagnent Mohamed Morsi vers la sortie. Le second se distinguait pourtant du premier en ceci qu’il avait été élu démocratiquement par le peuple.
Alors, coup d’Etat ou pas coup d’Etat ? Le général al-Sissi, ministre de la Défense et chef d’état-major des armées, assure que non : il a simplement veillé à ce que le peuple révolutionnaire parvienne à ses fins sans – trop – d’effusions de sang. Ce n’est d’ailleurs ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux.
Les bons symboles pour la bonne histoire
Pour que l’on ne puisse pas leur reprocher d’avoir mené un coup d’Etat, les militaires se sont appliqués à ne pas s’arroger les symboles du pouvoir. L’intérim de la présidence sera assuré par le président du Conseil constitutionnel, Adli Mansour. Un juge méconnu dont la moustache a pourtant traversé les récents troubles égyptien, de Moubarak aux Frères musulmans.
L’opération militaire menée dans la nuit du mercredi 3 au jeudi 4 juillet n’avait pourtant rien d’innocent : les colonnes de l’armée ont bloqué les axes pour empêcher les partisans de Morsi de pouvoir circuler. Ils ont encerclé, sinon le palais présidentiel, du moins la caserne où s’était retranché le président. Enfin, ils ont pris le contrôle des médias publics pour maîtriser l’expression de leur plan pour l’avenir. Si ce n’est le titre de président, les généraux égyptiens ont montré qu’ils avaient la main sur tous les outils du pouvoir. Mais non, ce n’est pas un coup d’Etat, puisqu’on vous le dit !
Après que le discours – on ne peut plus démocratisant – du général al-Sissi n’ait déclenché joie place Tahrir et cris de rage à Nasr City, l’armée a attendu que la nuit tombe. Dans la foulée, quelques 200 personnalités des Frères musulmans sont arrêtées et une vingtaine de médias, dont la filiale égyptienne d’Al Jazeera, sont coupés. La chaîne qatari s’était malencontreusement permise de diffuser un autre son de cloche, celui d’un Morsi énervé refusant de quitter le pouvoir. Merci de ne pas troubler la compréhension du récit.
Une histoire et une seule
Les basculements de forces en Egypte ont tout du poker menteur. Je t’aime, moi non plus, semblent se dire les différents acteurs tandis qu’ils sont tantôt amis, tantôt ennemis. Ces derniers jours, l’armée n’a pas hésité à sortir le grand jeu, pour séduire les manifestants anti-Morsi. Au dessus de la place Tahrir, lieu ô combien symbolique de la Révolution, les hélicoptères militaires paradaient, semant de petits drapeaux égyptiens.
Cette opération psychologique, qui pourrait paraître désuète, participe à sa manière à une belle opération de communication. Les engins servaient d’ailleurs directement à la récolte d’image : à bord, des cadreurs filmaient les manifestations de la place Tahrir, afin de livrer aux médias ces précieuses prises de vue. Les photos, dans la presse internationale, le montrent : l’armée est du côté du peuple. Pour preuves, autant de câlins photogéniques ici et là.
Même régime pour la chaîne des Frères musulmans, Misr 25. La plupart des journalistes arrêtés ont été relâchés. Les matériels confisqués, eux, n’ont pas été restitués. La parole des islamistes a presque disparu de l’espace audiovisuel, se réfugiant sur Internet. Pour les militaires, il n’y a pour l’instant guère de contre-récit pour confronter leur version des événements.
L’ennemi de mon ennemi est mon ami : influençons
Ce que nous racontent les militaires , c’est que le peuple ne voulait plus de Mohamed Morsi et qu’afin d’éviter des violences inutiles, ils ont choisit d’appuyer cette nouvelle révolution pour remettre le pouvoir entre les mains des Egyptiens. Les Frères musulmans, qui avaient remporté les élections avec un fort soutien populaire, étaient devenus un acteur crucial du pouvoir en Egypte.
Les amitiés des uns et des autres ne sont pas les mêmes. Elles sont même souvent en totale opposition. Si les militaires trouvent leurs intérêts dans la très forte industrie militaire égyptienne, ils puisent leurs soutiens à Washington et de manière plus discrète en Israël. Les Frères ont noué de leur côté des sensibilités très islamo-centrées, dans un monde musulman éclaté, de Téhéran au Qatar. Se reposant sur des classes populaires très rurales, ainsi que sur des fonctionnaires payés par les pays du Golfe, fautes de sous dans les caisses, le parti de Mohamed Morsi ne situait pas ses priorités dans les mêmes directions que les militaires.
Le chaos politique, conséquence directe du projet de Constitution trop coercitif de Morsi et d’un contexte économique morose, survient comme une opportunité de gagner en influence pour les militaires. La chute des islamistes permet de rebattre les cartes. Les politiques libéraux et la société civile se retrouvent redevables de l’armée, qui leur permet de revenir dans la course au pouvoir. Le peuple a renoué avec une armée qui était passée du statut de héros à celui d’oppresseur lors de son intérim à la tête du pays entre Hosni et Mohamed.
Gageons que le général al-Sissi espère que ces nouvelles amitiés, qui n’ont rien de très naturel, assureront à son clan de toucher les dividendes de ce coup d’Etat voilé. Pardon, de cette révolution assumée.