Depuis quelques jours, les médias se passionnent pour un livre d’enquête publié par les journalistes Leila Minano et Julia Pascual. La guerre invisible est sobrement sous-titré Révélations sur les violences sexuelles dans l’armée française. Sobrement car au fil des pages, on en prend plein les tripes à lire la centaine de témoignages de femmes victimes de tout ce que l’on peut imaginer comme agressions sexuelles, depuis les brimades, les harcèlements, les injures sexistes, les attouchements jusqu’au viol organisé avec usage de drogue.
Si certains préfèreront voir dans ce document le retour d’incidents isolés, illustrant la « bêtise » de certains hommes, on est tentés, pardonnez-moi mon colonel, d’y voir quelque chose de plus conséquent. Comme le remarquent les auteures, les violences sexuelles sont particulièrement difficiles à exprimer pour les victimes. D’autant plus dans un contexte hautement hiérarchisé. Et si elles assurent n’avoir approché que le haut de l’iceberg, qui, dans l’institution militaire, n’a pas entendu parler ou croisé des cas semblables à ceux égrainés au fil des pages.
En lisant ce livre, j’ai repensé à cette sous-officier séduite par un collègue, qu’un autre militaire à l’humour certain prenait en photo pendant l’acte avant que les joyeux compagnons ne montrent le cliché à toute leur section, supérieurs compris, accompagnant le tout d’un « devinez à qui est cette chatte mon adjudant!!!« . Quid de cet autre témoignage d’une élève à Saint-Maix, qui face à la réputation de son chef, préfère éviter de se retrouver seule avec lui. Elle comme ses camarades seront approchées très directement par le cadre en question qui ne fera pas dans la dentelle. Le tout conduisant à une plainte sans suites à la gendarmerie. Souvenirs, encore, de cette réserviste qu’un collègue raccompagne, laissant dériver une main entreprenante sur sa cuisse. Elle réalisera qu’elle est loin d’être la première et lorsqu’elle dénoncera l’agression, se verra sévèrement renvoyée dans les filets par des supérieurs préférant éviter le scandale. Ou encore ces jeunes femmes que l’on incite, dans un jeu de popote et de cohésion, à baisser leurs culottes pour qu’un autre soldat puisse exécuter son gage: embrasser leur intimité.
Ces récits sont pour la plupart des incidents dont j’ai été personnellement témoin. Le tout sans évoquer les errements plus communs, blagues sexistes potaches et autres rumeurs colportées par les bidasses. Si tout cela se veut bon enfant, quelles conséquences sur les personnels féminins de nos armées? Une tendance à prendre ses fantasmes pour des réalités et une « culture de la pornographie », comme le décrivent les auteures, continuent de causer des dommages terribles dans les vies et le moral de nombreuses femmes militaires.
Cacher la poussière sous le tapis
Ces violences faites aux femmes -mais pas que- ne sont pourtant pas spécialement exceptionnelles. La totalité des armées occidentales y sont confrontées. Là encore, les auteures relèvent les enquêtes menées aux Etats-Unis, bien sur, mais aussi en Grande-Bretagne, en Suède, en Allemagne ou encore en Australie. L’OTAN a même publié une étude appelant à certains efforts minimaux. Si tous ces pays ont du concéder d’importants efforts, c’est parce que les médias y ont dévoilé l’ampleur des dérives. Et en France? Pas grand chose. Comme si les autorités politiques et militaires appelaient de leurs voeux la publication d’un bouquin pour les mettre face aux réalités.
En attendant, on s’est appliqué à tous les niveaux à étouffer les problèmes (les témoignages dans cet ouvrage évoquent des tentatives de dissimulation impliquant des cadres allant du militaire du rang jusqu’aux plus hauts niveaux de l’Etat-major des armées). Les plaintes sont évitées au maximum, parfois même pour des viols qualifiés. Souvent, on mute les victimes pour les éloigner de l’agresseur. Une mutation perçue comme un doublement de la peine. Combien de femmes ont été ainsi poussées vers la sortie? Combien d’hommes aux attitudes inadmissibles ont pu continuer une petite vie normale sans être inquiétés?
On pourra s’interroger ici sur la logique des autorités de laisser le problème perdurer, sans prendre la moindre mesure conséquente. Des études alertaient pourtant dès le début des années 2000 sur la situation difficile des femmes au sein des armées et leur exposition à différentes formes de harcèlements, plus ou moins graves. Au moins deux ministres de la Défense assurent ici ne jamais avoir été au courant de rien. Pourtant, des parlementaires avaient aussi régulièrement tiré la sonnette d’alarme.
Curieuse gestion d’une crise durable qui aura touché de nombreux soldats, sous-officiers et officiers, abandonnées par l’institution face à des situations que personne n’admettrait dans notre société… et encore moins dans nos armées. Un bouquin, donc, pour qu’enfin, Jean-Yves Le Drian ne découvre ce que tout le monde sait plus ou moins… et ne réclame une enquête pour la fin du mois de mars. Il ne faudrait donc qu’une poignée de semaines pour prendre les choses en main. Mais pourquoi n’y avait-t-on pas pensé plus tôt?! On a ici un cas typique de crise dont on préfère repousser le traitement, quitte à encourir une perte d’image (pris la main dans le sac, nous faisons quelque chose parce qu’on a plus le choix!), alors que l’on aurait pu s’y attaquer et ainsi entrainer un gain d’image (nous sommes les sauveurs!). Comme des enfants qui préfèrent cacher la poussière sous le tapis…
Bref, un ouvrage à consulter sans hésitations, ne serait-ce que pour mieux comprendre ces différentes violences: La guerre invisible, révélations sur les violences sexuelles dans l’armée française. Leila Minano & Julia Pascual. Editions Les arènes et Causette.