Le déploiement militaire « n’est jamais une réponse« … voila bien une posture audacieuse de la journaliste Abby Martin, employée de la chaîne publique Russia Today (RT). Revendiquant sa « liberté éditoriale« , elle s’oppose ainsi à la politique de Vladimir Poutine vis-à-vis de l’Ukraine. Dans la foulée, le groupe RT a annoncé que la présentatrice, basée à Washington, serait envoyée en Crimée.
Une anecdote qui pourrait être amusante. Mais une anecdote qui reflète en réalité la différence entre les perceptions occidentale et orientale de la situation en Crimée. Abby Martin a elle-même confessé ne pas bien connaître le sujet. C’est le motif de la réponse de Russia Today: l’envoyer là-bas permettrait de lui faire comprendre « la vérité ».
Le monde, vu de Moscou
Si les Occidentaux décrient régulièrement le ton et les messages relayés par Russia Today, l’influence médiatique est beaucoup plus marquée en Crimée. La région, habitée pour moitié par des russophones, est largement informée par des médias russes. Pour ces populations, la perception de la situation et de la crise ukrainienne est ainsi largement nourrie par des regards favorables à la politique moscovite.
Les messages revendiqués par Vladimir Poutine et ses proches sont ainsi largement diffusés dans les régions d’Ukraine majoritairement habitées par des familles russes. Pour beaucoup, les hommes armés radicaux présents dans les manifestations de Kiev ces derniers mois sont les grands gagnants de l’expulsion du président Ianoukovitch. Les mouvements radicaux, parfois néo-nazis, passent pour avoir ainsi mené un véritable « coup d’Etat« , pour reprendre les mots du président russe. La mouvance Euromaidan est ainsi niée dans sa complexité pour être résumée à un simple mouvement criminel.
Cette perception des révoltes de Kiev comme une grande victoire de l’extrême-droite ukrainienne est ressentie comme une menace par les populations russophones éloignées de la capitale, informées par des médias russes. Ces gens ne peuvent que craindre de se voir persécuter ou d’être victimes des velléités d’individus perçus comme particulièrement dangereux. Des groupes décrits par les médias russes comme des « terroristes » ou des « voyous ».
Pour garantir le monopole de l’information, les Russes ont fait couper la seule chaîne ukrainienne privée présente en Crimée. Black Sea TV a du fermer ses portes sur ordres des autorités régionales, au prétexte de protéger les journalistes.
Asymétrie médiatique
Cette situation participe à l’accueil particulièrement amical réservé aux combattants russes déployés en Crimée. Ils passent pour des sauveurs. Une image largement recherchée par la Russie qui ne rechigne pas à laisser ces hommes se faire filmer, aussi souvent que possible et, dans l’idéal, accompagnés de civils enthousiastes.
Cette rupture des perceptions se greffe sur une rupture culturelle historique (la Crimée est plus imprégnée de culture russe qu’ukrainienne). Se pose la question, pour Kiev, de l’affronter. Certains des manifestants de la place Maïdan n’hésitent pas à réclamer la suspension des médias russes qui sont utilisés pour influencer les populations de Crimée. Une solution que le gouvernement intérimaire a rejeté, craignant les conséquences d’une telle action. Les autorités sont pourtant très conscientes du besoin de briser au plus vite le « blocus médiatique » russe.
Vladimir Poutine ne cesse en effet de répéter que si les Russes de Crimée étaient menacés, Moscou déploierait l’armée (pour de vrai!). La neutralisation des médias serait une action forte et grave, qui pourrait être très mal interprétée. Elle serait d’autant plus difficile à mettre en oeuvre pour Kiev qu’elle demande de pouvoir neutraliser tous les vecteurs médiatiques. Les Russes ont très certainement des solutions techniques à proposer face à une telle stratégie. Pour les habitants de Crimée, cela passerait pour une propagande intensive de la part de Kiev et une confirmation du discours défendu par les médias russes.
On notera ce qui semble avoir été une tentative d’action médiatique, près de la base aérienne de Belbek, à 80km de Simferopol. Le site, occupé par des Russes, a été approché par une troupe ukrainienne… en cortège, brandissant le drapeau et scandant l’hymne. En face, quelques tirs de semonce… puis rien. Juste ce qu’il faut pour montrer aux journalistes présents que les patriotes ukrainiens sont toujours là, près à faire face aux envahisseurs russes, armés et menaçants. Enfin présents, mais pas trop près à en découdre quand même…