Une mauvaise habitude, ou une réflexion trop hâtive, ont parfois tendance à laisser penser que la communication est quelque chose de nouveau pour les jihadistes. Al Qaïda (AQ), puis plusieurs de ses héritiers, dont notamment Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), ont en effet développé d’importants outils de communication visant aussi bien à informer, qu’à convaincre ou à recruter. Il est également largement admis que cette stratégie d’influence, notamment via le recours massif à la vidéo et aux réseaux sociaux, est l’arme la plus puissance de la mouvance terroriste.
Pourtant, plusieurs des fondateurs du jihadisme armé, puis d’Al Qaïda, ont entamé cette réflexion bien avant la « guerre globale contre le terrorisme ». Ainsi, le Syrien Abdallah Azzam, puis l’Egyptien Ayman al-Zawahiri et le Saoudien Oussama Ben Laden, ont largement initié une démarche médiatique, depuis les années 1970. Je recommande chaudement, à ce sujet, la lecture de l’excellent Al-Qaida par l’image, la prophétie du martyre, d’Abdelasiem El Difraoui.
Azzam l’intello
Abdallah Azzam est l’un des initiateurs de la notion de jihad armé dans les temps modernes. Auteur prolifique, il continue d’être largement cité dans la production médiatique islamiste radicale. Cet intellectuel syrien sera l’un des mentors de Ben Laden et soutiendra l’effort armé en Afghanistan, face aux Soviétiques. Ses deux ouvrages les plus connus, Défense des territoires musulmans et Rejoins la caravane, sont de véritables références qui posent l’argumentaire idéologique et théologique justifiant le combat.
Il initie à l’époque toute une doctrine qui amènera à l’émergence du symbolisme aujourd’hui largement repris par les jihadistes. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, les mouvements islamistes radicaux sont loin d’agir dans l’ombre. Abdelasiem El Difraoui écrit qu' »ils n’opèrent en clandestinité que lorsque leurs adversaires les y contraignent. Au contraire, ces groupes ont toujours essayé de communiquer avec les masses musulmanes par tous les moyens dont ils ont disposé: prêches dans les mosquées, tracts, livres, journaux, magazines, cassettes audio, vidéos et Internet« .
Al-Zawahiri le communicant
Ayman al-Zawahiri commence à largement faire parler de lui après l’assassinat d’Anouar el-Sadate, en 1981. Lors du procès, l’Egyptien assume cet acte qu’il revendique comme un acte de résistance de l’islam politique contre le président qui a collaboré avec Israël. Face aux caméras, il est particulièrement bon client et lance des formules qui feront par la suite le succès des jihadistes. « Alors, où est la démocratie? Où est la liberté? Où sont les droits de l’homme? Où est la justice? Nous n’oublierons jamais! » Ce discours accusateur est accompagné d’images de prisonniers torturés. Déjà, longtemps avant Guantanamo, les islamistes créent un déséquilibre en usant de méthodes terroristes tout en dénonçant l’hypocrisie de dérives dans les services de sécurité chargés de les appréhender.
A sa sortie, al-Zawahiri a compris la force des images. Il s’engage dans le jihad afghan. Il se forme auprès de grands universitaires et apprend la communication. Reprenant les idéaux et la doctrine d’Azzam, il réfléchit comment transmettre le message. La question d’équiper les moudjahidines en caméras et de filmer le front se pose: al-Zawahiri refuse finalement, craignant d’être identifié à un quelconque réseau télévisé américain. Focalisé sur l’Egypte et sur un jihad national, il rejoint Ben Laden au début des années 2000. Auteur lui-même d’ouvrages références, il apporte à ce dernier un gage intellectuel et idéologique. A partir de là, il ne cessera de diffuser des audios et des vidéos de ses prêches.
Ben Laden le pigiste
Oussama Ben Laden, à l’inverse d’Azzam et d’al-Zawahiri, n’est pas un intellectuel. Homme de terrain et de moyens, il participe pourtant à plusieurs publications islamistes radicales dans lesquelles il écrit des articles. Abdelasiem El Difraoui le décrit avec un humour comme un pigiste. Au départ, Ben Laden insiste pour que les journalistes filment en priorité les combattants, la vie dans le camp, le quotidien. Il se montre réfractaire pour répondre à des interviews.
Là aussi, il y aura une évolution. Prenant conscience de la force de ces allocutions, il finira par les multiplier. Soignant le cadre, sa tenue, sa posture et son ton, sa voix deviendra celle du jihad armé. Un autre combattant le décrit ainsi comme « un homme qui aimait être devant la caméra« . Il devient une vedette dont les propos sont recherchés, tant par les Occidentaux que par ses supporters, faisant de lui la personnalité la plus symbolique (et stratégique?) du jihad armé.
D’une communication locale à une communication globale
Ce n’est donc pas le fait de communiquer qui est nouveau et progressif, à partir de 2001. C’est la manière de communiquer. Les jihadistes ont rebondit sur une habitude de communiquer depuis longtemps, principalement à destination de publics locaux et musulmans. Ce public que l’on pourrait qualifier selon les situations de neutre ou d’amical, n’est pas toujours très réceptif. Les CD-Rom, les revues et autres tracts, supports plébiscités à la fin du XXème siècle, circulent tout de même bien dans les milieux plus radicalisés. On les trouve facilement dans les grandes villes d’islam militant en Asie et au Moyen-Orient, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis. A l’époque, les diasporas les plus proches des groupes armés qui combattent en Afghanistan, en Bosnie et en Tchétchénie puisent leur inspiration dans cette large production.
Au début des années 2000, les attentats du 11 septembre fournissent à Al Qaida l’image qui symbolise un basculement stratégique. Vu de Kaboul et de Kandahar, la chute des tours montre qu’il est possible de remporter des victoires. Celle-ci sera la plus grande pour la Base. Elle finalisera la montée en puissance médiatique de Ben Laden dont les propos sont relayés par extraits via Al Jazira puis les médias audiovisuels anglo-saxons.
C’est vers le milieu des années 2000 que la mouvance jihadiste innove de manière radicale, grâce à Internet. Là, l’utilisation pertinente des réseaux sociaux, des images et des vidéos vont permettre de compartimenter une communication stratégique qui visera des publics plus variés. La production massive de supports pourra alors donner de la matière à l’ennemi (des menaces pour dissuader et maintenir la pression), à sa population (coupure du soutien populaire aux forces), aux musulmans au sein des populations non musulmanes, potentiels candidats au jihad (engagez-vous à nos côtés, voici comment faire), aux autres organisations terroristes (conseils tactiques, conseils techniques), aux populations musulmanes (voici pourquoi nous combattons, voici pourquoi il faut nous soutenir) et enfin, aux jihadistes eux-mêmes (encouragement et soutien moral).
La propagande, oui, mais pas sans but
D’autres fortes personnalités, beaucoup moins connues, marqueront la stratégie de communication d’Al Qaida. Abou Moussab al-Souri, un Syrien longtemps réfugié en Europe, a ainsi développé tout un raisonnement quant à la complémentarité entre l’usage de la force et celui de l’influence. A la manière des théoriciens de l’approche globale, il prend ses distances avec les coups d’éclats d’Al Qaida. Lui pense que les attentats majeurs, sans une exploitation politique, n’ont fait que nuire à la cause en déclenchant une réaction militaire forte des Etats-Unis. Capturé en 2005, certainement par les Pakistanais, il est remis aux Américains… puis aux Syriens. Ces derniers le relâchent en 2011 pour énerver Washington, sans que l’on sache bien où il est passé depuis.
Son principal ouvrage, riche de 1600 pages de réflexion, précise ainsi que « la propagande militaire devrait s’inspirer de la propagande politique et inversement. Une série d’opérations militaires destinée à créer un fort impact dans notre pays devrait être entreprise, des manifestations énergiques, des discours accompagnés d’exhibitions d’armes si possible, l’assassinat de criminels et d’espions de façon très démonstrative, l’attaque de patrouilles militaires aux endroits peuplés par des gens pour lesquels nous éprouvons de l’intérêt. Tout ceci a pour but de faire savoir que le bras de la révolution est long et qu’il est prêt à blesser le régime et ses agents. C’est de cette façon que les deux bras de la propagande fusionnent ensemble pour produire de bons résultats chez les masses. »
Abou Bakr Naji, personnage qui reste très mystérieux, rejoint al-Souri sur de nombreux points et notamment sur le besoin de coordonner effort politique et militaire. Dans son ouvrage, publié sur Internet, Gérer la barbarie, il réfléchit à un concept de « halo médiatique mensonger ». Pour lui, la propagande des grandes puissances visant à légitimer leur action est tellement massive qu’elle tend à illusionner les soutiens de l’auteur. Cette image de légitimité et de justice, une fois brisée, pourrait causer l’effondrement militaire de l’adversaire, déstabilisé par la perte de l’appui de sa propre population.
A lire: Al-Qaida par l’image, la prophétie du martyre. Abdelasiem El Difraoui. Editions PUF, 2013.