Dans une interview publiée sur le blog de Jean-Dominique Merchet, François Géré se penche sur la situation en Ukraine, en matière de désinformation. Ce fin connaisseur de la question remarque que Kiev et Moscou s’y livre une guerre de l’information marquée par la vieille école soviétique: une désinformation massive qui va biaiser très rapidement la perception des situations.
Retenons trois éléments de ses réponses:
« On en revient à de vieilles pratiques, mais amplifiées par la modernité des moyens de communication. Les réseaux sociaux sont à la disposition de tout un chacun et la quantité d’informations, vraies ou fausses, qui circule a littéralement explosé. »
« Les Russes expérimentent un nouveau cocktail qui a de l’avenir : 90% de désinformation avec 10% de forces spéciales. »
« En 2003, les Etats-Unis ont, eux aussi, été pris en flagrant délit de mensonge sur les armes de destruction massive. Cela laisse des traces : la confiance, c’est un fusil à un coup. Il suffit de la trahir une fois pour que ça ne fonctionne plus. »
« Si les Russes accusent les partisans de Kiev d’être des fascistes, les autres traitent leurs adversaires de terroristes. Cette radicalisation traduit une immaturité démocratique. Malgré les efforts de minorités, la démocratisation de la société ukrainienne se solde par une faillite. »
Victoire de la désinformation?
Si l’on en croit cette approche, Moscou remporte un grand succès sur le terrain et dans les instances internationales grâce à une vaste campagne de désinformation, massive et précise. Les médias sont dépassés et peinent à démêler le vrai du faux. Le grand public, via les réseaux sociaux notamment, est encore plus largement manipulable.
L’exemple qui est donné du fichage des juifs en Ukraine comme opération de désinformation lamentablement gérée par les Etats-Unis donne l’impression que Washington est dominé par Moscou sur ce terrain. La réponse officielle et rapide de Barack Obama crédibilise en effet l’action: si le président répond si vite, c’est que les faits sont avérés ou en tout cas parfaitement crédibles.
Cet impact de la désinformation est largement soutenu par un vrai manque de connaissances sur les enjeux liés au conflit ukrainien, ainsi qu’à la difficulté qu’a le grand public à s’y intéresser fondamentalement. En France, comme dans d’autres pays européens, tout juste s’interroge-t-on sur le souhait des citoyens de dépenser l’argent public pour aider financièrement l’Ukraine. Présenté comme ca, les volontarismes restent forcement bien maigres…
Echec des stratégies d’information ?
Le positionnement hatif de Barack Obama et son manque d’effet sur la question du fichage des juifs est présenté par François Géré comme un loupé. De même pour les séries de photographies de militaires russes, diffusées par le Département d’Etat: « Cela ne fait que confirmer ce dont tout le monde était déjà convaincu, mais c’est trop tard ! Cela n’aura pas beaucoup d’effet. »
Pourtant, je ne peux m’empêcher de me dire qu’ici, nous avons une victoire d’une stratégie de désinformation forte (Russie) contre une stratégie de désinformation faible (Ukraine) et une stratégie d’information faible (Etats-Unis et Europe). La force des Russes, dans ce conflit, vient principalement de deux richesses: une connaissance sans faille du terrain, notamment grâce à l’appui d’une grande partie de la population ; une planification à toute épreuve sur un terrain considéré par les stratèges russes comme le foyer de conflits potentiels et prioritaires pour Moscou. A l’inverse, les Occidentaux semblent s’être très peu intéressés à la question de l’Ukraine.
Il existe une multitude d’exemples de stratégies d’information qui ont obtenu de très bons effets (Al Jazira en est un parfait exemple). Il existe aussi des exemples de stratégies d’information qui ont triomphé de stratégies de désinformation (développement des médias par l’ISAF en Afghanistan). Chaque fois pourtant, il semble qu’il s’agisse surtout de bonnes stratégies triomphant de mauvaises, chacun recourant à ses propres forces dans ce champs, sans que le recourt à l’information ou à la désinformation ne semble pouvoir se démarquer comme une valeur meilleure.
Renoncer à l’information, vers une seconde défaite américaine?
Ces constats semblent avoir convaincu un certain nombre de responsables américains qu’il est désormais temps de répondre au mal par le mal en déployant des opérations psychologiques dirigées vers les populations ukrainiennes russophones. Comprenez trouver des moyens de les forcer à entendre « le message de l’Amérique » pour les détacher de celui de la Russie.
Une stratégie délirante et complètement contre-productive, remarque Christian Caryl dans les colonnes de Foreign Policy. Ces populations n’ont pas besoin de plus de propagande, d’autant plus en provenance d’une culture étrangère. Elles ont besoin d’information. Elles ont besoin de comprendre en quoi ce que leur propose Kiev peut-être meilleur pour eux, au quotidien, que ce que propose Moscou. C’est avant tout en cela que la Russie a su se montrer efficace: grâce à un réseau de médias parfaitement implanté dans la population, ses messages passent avec une fluidité parfaite.
Ce sur quoi les opérations d’information doivent désormais porter, pour Kiev comme pour Washington, c’est sur les risques encourus par les Ukrainiens qui sombrent dans une dissidence échappant à toute législation internationale. Pour capter leur oreille, il faut leur offrir des informations utiles: comment s’approvisionner, où ont lieu les combats, qui sont les gens impliqués, comment identifier les agents russes, pourquoi des agents américains aident les autorités ukrainiennes, sur les actions des milices d’extrême droite… Un travail de longue haleine qui mise sur l’intelligence humaine: si les Ukrainiens ne sont pas dupes des mensonges russes, ils ne le sont pas non plus de ceux des Etats-Unis. De fait, ils choisissent donc le camp qui leur offre apparemment les plus gros avantages et de meilleures promesses d’avenir. Pour Washington, c’est le risque d’une deuxième défaite sur ce terrain: la première par manque de préparation, la seconde en voulant jouer avec les armes de l’adversaire.