En Afghanistan, puis au Pakistan, les groupes affiliés à la mouvance originelle d’Al Qaeda (AQ) ont prospéré grâce à une imbrication au sein de populations majoritairement hostiles aux administrations centrales. Les affidés d’Oussama Ben Laden, puis de ses héritiers, voyaient en ces personnages des héros de l’islam armé. Ils avaient repoussés les Soviétiques dans les années 1980, défendaient une image d’un islam politique et social et devenaient, dans les années 2000, le symbole d’une résistance contre l’Amérique conquérante et envahissante.
Au Yémen aussi, Al Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA) a prospéré grâce à un vivier d’insatisfaction populaire. Les populations tribales, exaspérées par les injustices dont ils faisaient l’objet, voyaient dans le pouvoir central l’origine de leurs souffrances. Aujourd’hui encore, même lorsque les drones américains touchent des civils, c’est le gouvernement en place à Sanaa qui est désigné du doigt. De quoi motiver des jeunes à s’engager dans la voie des armes.
La pauvreté est un autre facteur de motivation pour soutenir, ou tout le moins laisser faire, les combattants de l’islam radical. Au Sahel, de l’Algérie à la Libye, les soutiens locaux d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et de ses alliés ne sont pas toujours des islamistes radicaux. Souvent, il s’agit surtout de profiter des trafics initiés par ces bandes armées pour gagner un petit subside salvateur dès lors que la misère se fait endémique. Certains estimeront même que les jihadistes les plus convaincus en apparence sont eux-mêmes plus motivés par l’appat du gain que par la foi: c’est un reproche que l’on fait régulièrement à Mokhtar Belmokhtar, imposante figure au Sahel surnommée «Malboro» du fait de son rôle dans la contrebande de cigarettes.
Au coeur de la guerre, le modèle AQ sait aussi s’imposer comme l’ultime recours face à l’oppresseur. Des jihadistes en provenance de mouvements affiliés à Al Qaeda en Irak montent de véritables armées de combattants fondamentalistes en Syrie. Combattre le régime de Damas est une motivation aussi sainte que, hier, celui de Moscou en Afghanistan. Quitte parfois à quitter ce champs de bataille pour retourner sur d’autres théâtres, en Afrique du Nord, au Proche-Orient… ou en Europe. Les Syriens sont confrontés à un choix douloureux: personne d’autre ne les aidant, les jihadistes deviennent un secours salvateur. A choisir entre la peste et le choléra… on va souvent à l’essentiel, à savoir la subsistance au quotidien.
Les limites du hors-système
La pauvreté, le sentiment d’injustice, l’image de héros populaires ou carrément la lutte contre un oppresseur armé forment la recette d’AQ pour bénéficier d’un fort soutien populaire. Une recette qui a ses limites: dès que les pouvoirs centraux reprennent la main, souvent avec l’aide de la communauté internationale (de l’Occident?), les civils perdent leur enthousiasme. La grande majorité des êtres humains, s’ils ont le choix entre une vie normalisée et une vie de rébellion, préféreront opter pour un petit train-train moins risqué. Au trafics d’armes et de cigarettes en collaboration avec les caravanes de pick-up jihadistes, on préférera en général un élevage modeste, un minimum de services publics et une base scolaire pour ses enfants.
Les armées occidentales et leurs alliés locaux ont largement misé sur cette solution ces dernières années, de l’Afghanistan au Mali. Avec des résultats mitigés: les rancunes accumulées ont souvent la vie dure. Les incompréhensions aussi. Les dommages causés aux populations en voulant rétablir la sécurité ont largement contribué à semer le terreau qui a nourrit la recette AQ.
Ce sont pourtant ces derniers qui cultivent eux-mêmes leur propre échec. Confrontés à une menace sécuritaire plus sérieuse, ils optent pour des approches terroristes systématiques et non-discriminantes face aux civils: leurs bombes et leurs attaques massacrent souvent beaucoup plus d’innocents que de proches des pouvoirs qu’ils cherchent à neutraliser. C’est toute la stratégie militaire d’AQ: fatiguer les autorités en asséchant leurs ressources en solutions sécuritaires et militaires. Au prix du soutien populaire.
Ces méthodes ont pour résultat de braquer définitivement des pans entiers des populations locales. En Afghanistan, en Irak, aujourd’hui au Mali ou en Syrie, nombreux sont les civils qui ne peuvent que constater les effets dramatiques de la « résistance » d’AQ. Ainsi, dans le cas du Nord-Waziristan, on remarque dans les rapports d’ONG dénonçant les attaques de drones américains que les civils se plaignent tout autant de la présence d’IED déposés par les talibans ou de tirs de mortiers à l’aveuglette de la part des forces pakistanaises.
Un terrorisme en opposition avec sa base politique
Le terrorisme, dont on accuse communément les groupes liés à AQ, relève d’un combat politique. C’est d’ailleurs à peu près le seul point sur lequel toutes les définitions du terrorisme s’accordent. C’est ce qui permet de le différencier de la tuerie motivée par des raisons personnelles ou psychopathologiques. Dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit généralement de combattre en faveur d’une communauté islamique qui serait prise pour cible par des intérêts extérieurs allant de régimes apostats à des puissances étrangères mécréantes. Une menace qui justifie l’usage des armes, soit dans le cadre de combats nationaux, soit dans le cadre d’un combat global. C’est cette dernière position qui caractérise la stratégie de la maison mère.
L’explosion d’une bombe dans un site fréquenté par le public peut faire perdre de vue ce sens politique. Il devient difficile, en Irak, de justifier les massacres à grande échelle, sur des marchés, devant des banques ou dans n’importe quel autre lieu public, par le combat politique. Même chose pour un IED, déposé sur une route en Afghanistan: s’il peut souvent nuire aux forces militaires étrangères ou nationales, il risque aussi de toucher de simples civils. Difficiles dès lors pour les auteurs de défendre leur argumentaire. L’attentat terroriste, que ces derniers cherchent à faire passer pour un acte de résistance politique, tombe rapidement dans la catégorie du crime de guerre voire, dans celle de la tuerie criminelle.
Cela entraîne une perte d’influence. Les populations neutres auront ainsi tendance à se réfugier dans l’autre camp. Les populations hostiles verront les raisons de leur animosité confirmées. Quant aux populations amicales, elles risquent de s’épuiser et d’envisager un renoncement à la lutte. Abdelmalek Droukdel, patron d’AQMI, l’avait bien compris lors de la prise de contrôle de l’Azawad. C’est pour ces raisons qu’il défendait, dans les documents récupérés par les journalistes de RFI et Libération, l’idée d’une approche «modérée» de la charia dans le Nord du Mali. Il veut alors gouverner «avec douceur et sagesse» pour conquérir des populations qui sont loin d’être convaincues par une pratique radicale de l’islam.
C’est aussi probablement ce qui motive le dialogue chez une partie des talibans, afghans comme pakistanais. En cherchant à installer des bureaux à Doha, mais aussi en Turquie ou en Arabie Saoudite, ces derniers cherchent à gagner en influence. Ils savent que pour influer sur l’avenir de la région, ils ont autant intérêt à gagner le plus possible de places dans les institutions afghanes qu’à continuer la lutte armée. Un moyen de capitaliser sur l’image dont ils bénéficient au sein de certaines populations sans risquer de discréditer leurs discours par des attaques aveugles coûteuses en vies humaines et en image. L’insurrection, pourrait ainsi largement s’imposer au sein même des systèmes qu’il combattait jusqu’ici.