Parmi ceux qui liront ces lignes, les journalistes devraient presque être les seuls à avoir entendu parler d’une notion enseignée dès l’école: le mort kilométrique. Une formule provocante qui a pour objet de faire comprendre qu’un événement, une information, perdra en auditoire à mesure qu’elle s’éloignera des préoccupations, géographiques ou non, du lecteur. Un phénomène bien réel qui n’a rien de honteux: qui ne lit pas les faits divers qui se passent en bas de chez soit? Il est parfaitement naturel de s’intéresser plus facilement à un vol de pain au chocolat dans le train que l’on prend tous les jours, plutôt que dans un métro new-yorkais.
Cette logique présente un vrai intérêt dans la lecture du drame qui s’est produit à Nairobi, dans le centre commercial de Westgate le 21 septembre dernier. Des shebaabs somaliens qui mènent une attaque contre les populations civiles, ce n’est pas nouveau. Ce mouvement terroriste organise régulièrement des attentats dans la capitale kenyane en représailles des opérations menées par les militaires kenyans dans le sud de la Somalie. Certains médias ont (re)découvert qu’effectivement, le Kenya était engagé dans une guerre contre la mouvance islamiste armée qui ravage son voisin du nord.
Proximité photographique
A l’inverse de nombreux attentats, à travers le monde, le Westgate Mall est un lieu fréquenté par de nombreux occidentaux, en général, et journalistes, en particulier. Nairobi, historiquement, est un hub logistique où s’installent de nombreux correspondants de la presse internationale souhaitant rayonner sur une large partie de l’Afrique. Une tendance qui tend à se délocaliser vers l’Afrique du Sud. Toujours est-il que dès les premiers coups de feu, reporters et photographes sont déjà sur place. C’est le cas de Tyler Hicks, qui travaille pour le New York Times, et se trouvait à proximité immédiate du lieu.
La position de ce mall permet donc, dès les premiers instants de l’attaque, d’avoir des images d’une rare violence. Parmi ceux qui se rendent rapidement sur place, Goran Tomasevic, vétéran de l’agence Reuters, décrit une ambiance de guerre dans le centre commercial. Ses photographies le racontent avec précision: le sang, la douleur, la mort illustrent chacun de ses clichés. Alors que l’on ignore encore presque tout de l’opération, le monde se rappelle que les shebaabs ne sont pas tout à fait vaincus.
Les images sont d’une terrible efficacité. Si les lecteurs du journal, à travers le globe, peuvent se sentir peu concernés par les images d’attentats ou de combats en Irak, en Afghanistan ou en Somalie, ils ne peuvent qu’être frappés par la ressemblance du cadre de Westgate avec celui de leur quotidien. Ici, pas de sable, de vent et de montagne mais des cafétérias et grandes baies vitrées. Les morts ne sont pas de lointains indigènes de guerres incomprises. Ils sont des hommes et des femmes comme on en croise tous les jours. Ils sont nous.
Dans la logique d’influence et de communication prisée par Al Qaeda, cette attaque est d’une sordide efficacité. Personne n’ignore, dans le monde occidental, la violence des attentats du 11 septembre 2001 ou du métro de Londres. Beaucoup plus rares sont ceux qui ont entendu parler de ceux de Dar-es-Salam et de Nairobi – déjà- quelques années plus tôt. De même, le grand public ignore tout de la crise qui ravage la Somalie et des tentatives de recherche d’une solution qui implique l’ensemble des pays de la région, dont le Kenya. Désormais, plus personne ne peut l’ignorer.
Proximités humaines
Le Westgate Mall présente une autre caractéristique qui est loin d’être négligeable. Il est fréquenté par l’élite, en grande partie étrangère, de la capitale kenyane. Une première lecture incite à y voir une agression contre les nantis. Une seconde peut amener à souligner l’intérêt, en terme de storytelling, pour une opération que l’on analyserait sur le plan médiatique.
En s’attaquant à ces diasporas, les shebaabs ont fournit aux médias du monde entier ce qui les intéresse encore plus qu’une violence de proximité: une violence personnalisée. Les victimes ne sont plus de simples victimes, elles sont des Françaises, des diplomates canadiens ou britanniques, un poète ghanéen. Sur ce « nous », on peut désormais poser des noms: les Niçoises Corinne et Anne étaient mère et fille. La première était artiste peintre, la seconde venait de rejoindre ses parents. Toutes deux ont été « froidement abattues » sur le parking du mall. Ce n’est plus de l’actualité internationale ou de la géopolitique. Ce sont des histoires, des tragédies humaines.
Une action efficace pour les shebaabs qui ont presque réussit un coup de relations publiques digne des plus grandes agences. Ne leur reste plus qu’un désavantage: les monstres sanguinaires restent inhumains. Eux n’ont pas de visages. Sans ces visages, sans leurs identités, ils ne peuvent pas faire passer leur point de vue. La violence reste gratuite et se cantonne ainsi au terrorisme. La vengeance n’est pas compréhensible pour le public. Les quelques bribes d’informations qui ont filtré laissent pourtant craindre de futurs progrès nouveaux dans les stratégies médiatiques des mouvements terroristes de la région. En apprenant, ici, que certains des agresseurs étaient américains ou britanniques, chaque citoyen peut s’interroger: et si mon voisin basané ou barbu était en train de préparer, lui aussi, le jihad dans un mall? Une belle histoire de terreur qui a réussit à effacer les kilomètres, grâce à beaucoup de morts et un peu de narration.