Nous l’avions déjà vu dans un ancien billet, l’interprétation de l’histoire par les auteurs a souvent des fins politiques. Que ce soit la Guerre de Gaules vécue et contée par César, ou la Seconde Guerre mondiale illustrée par les images des équipes de Goebbels, la mise en récit a des conséquences sur la perception commune du déroulement des événements. Surtout, elle a des conséquences sur la perception du rôle et des attitudes de certains acteurs. Penchons-nous un instant sur un autre exemple de ce type: la bataille du col de Roncevaux, en 778.
Cette bataille est connue de tous les Français car enseignée à l’école, tout jeune. Surtout, elle marque les esprits pour l’évocation de la Chanson de Roland, récit poétique et mythologique de la chute de Roland. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux à avoir, dans un coin de leur mémoire, l’image du valeureux paladin résistant seul aux sarrasins, usant de son cor dans les tous derniers instants du combat.
En réalité, en 778, Charlemagne avait engagé deux armées dans une campagne complexe dans le nord de l’Espagne actuelle. Les historiens restent partagés sur les raisons et le déroulement exact des événements. Plusieurs factions, chrétiennes comme musulmanes, locales comme lointaines, franques, saxonnes ou sarrasines, se seraient affrontées dans un complexe jeu de dupes visant à renverser certaines allégeances. La situation tournant court pour les Francs, Charlemagne décide de se replier à travers les Pyrénées pour éviter de voir ses forces bloquées par l’hiver. Une manoeuvre qui se passe globalement bien sauf pour l’arrière garde de Roland, comte de la marche de Bretagne. Chargée des butins, des bagages de l’armée et du trésor royal, sa troupe est ralentie dans l’étroit passage. Une attaque menée par des ennemis (les historiens estiment qu’il s’agissait plutôt de Saxons et de Basques, que de Sarrasins), qui profitent d’un avantage numérique et géographique, décime les Francs.
Ces événements sont connus aujourd’hui grâce à des chroniques tenues à l’époque et au recoupement avec les découvertes des historiens et des archéologues. Pendant longtemps, les malheurs de Roland seront pourtant connus du fait de la Chanson de Roland, terminée en 1065 par Turold. Dans ce geste, Roland est devenu un héros, parent de Charlemagne, qui tue presque seul de nombreux sarrasins parmi les milliers qui l’attaquent. Cette mise en récit décrit la bataille comme une lutte de la chrétienté contre l’islam.
Une interprétation qui tombe bien puisque 30 ans plus tard, la première croisade doit débuter. Cet hymne de la lutte d’un martyr chrétien contre « cent mille » sarrasins donne du baume au coeur aux croisés qui y voient un exemple encourageant. Aussi invraisemblable soit ce récit, il justifie les violences contre l’autre, transformant les conquêtes en juste vengeance.
Plus d’un millénaire plus tard, Roland de Roncevaux reste perçu comme l’un des héros de l’histoire de France… malgré une cuisante défaite dans des conditions peu glorieuses. Dans les faits, il sera resté en arrière avec un simple train logistique, abandonné par le reste de l’armée. Mais l’utilisation habile de ce symbole a justifié et facilité l’organisation de futures campagnes, tout en offrant un idéal aux combattants des générations futures. Une ode à la chrétienté et à la chevalerie qui aura largement influencé l’imaginaire collectif.