J’ai un gros défaut, chers lecteurs, que je confesse: je suis accro aux comics américains. Je n’en suis pas fier car c’est un piège ruineux et parfois, je ne sais où mon coeur balance entre notre bon vieux Astérix et cette crevure salasse de Deadpool. D’autant plus que, comme de nombreux produits culturels, la bande dessinée est un vecteur d’influence très efficace. C’est ce que nous raconte l’historien américain Cord A. Scott dans Comics and Conflict, patriotism and propaganda from WWII through operation iraqi freedom. Un ouvrage qui a le mérite, outre de revenir sur le rôle des comics lors des grands conflits américains, de se pencher sur ce qui se fait aujourd’hui.
Cela a souvent été dit et écrit: les comics ont largement contribué à la propagande pro-guerre lors du second conflit mondial. Des héros comme Captain America, les Boy commandos ou encore Superman ont alors cessé de se battre contre de vulgaires petits voleurs de pommes pour s’opposer au grand méchant Hitler. Jamais directement, car ils auraient facilement gagner la guerre grâce à leurs super-pouvoirs, mais en chassant les espions infiltrés sur le sol américain. Une logique qui visait à justifier une lutte manichéenne contre le mal nazi et à montrer que chacun, à sa modeste échelle, pouvait participer au combat, y compris moralement et à l’arrière.
Ces logiques patriotiques ont eu une double utilité, qui s’est poursuivie au cours de la Guerre Froide et de la Guerre du Vietnam. D’abord, elle permettait de participer à convaincre l’opinion publique en argumentant en faveur d’une lutte contre le méchant, l’autre, qu’il soit nazi, communiste ou vietcong. Ensuite, elle permettait d’encourager le soldat, en lui donnant des exemples de bravoure et en justifiant son action. Il faut bien comprendre qu’à ces époques, les Américains sont déjà très consommateurs de comics. Ils ne coûtent pas cher et s’échangent facilement. Progressivement, les lecteurs ne sont plus des enfants mais des grands adolescents voire de jeunes adultes.
Ce travail de propagande n’est pas spécialement proposé par les autorités américaines, même s’il y aura des tentatives de contrôle et d’application (comme cette série commandée par l’armée et diffusée uniquement aux troupes). Les auteurs sont convaincus: ils participent ainsi à une tâche patriotique. De plus, les mentalités de l’époque font que la clientèle est plutôt preneuse de contenus défendant le discours officiel et pro-américain. Les contestataires ne sont pas bien vus. Les quelques comics tels Blazing Combat ou Two Fisted Tales, qui dénoncent à partir des années 1960, la guerre comme le terrain d’horreurs entraînant des cycles de violences, peinent à prospérer et se contentent en général de tirages sur quelques mois et quelques numéros.
Dans le numéro 25 de Two Fisted Tales, par exemple, les auteurs décrivent l’horreur des combats pendant la Guerre de Corée. Le récit commence avec le cadavre d’un Chinois flottant dans une rivière. Puis il raconte comment il est arrivé là et comment il a été tué au corps à corps, noyé, par un soldat américain. Le narrateur s’exprime à la seconde personne, impliquant le lecteur dans la scène. Il conclut la lutte en décrivant les sentiments du survivant, auquel on peut alors s’identifier:
Vous êtes fatigué. Votre corps tremble. Vous vous sentez faible… et honteux.«
La propagande condamnée par le libéralisme culturel
Ce qui réduira le volume de propagande dans les comics ne vient en fait pas tellement d’une volonté de décrire la vérité de la part des auteurs, mais d’une obligation de le faire. Pour conserver leurs lecteurs, ils vont devoir décrire des héros et des personnages plus crédibles. En éraflant le vernis d’une guerre sans souffrances, des comics comme Two-Fisted Tales vont ouvrir la voie à autre chose. Le doute, la peur, la dualité deviennent des sentiments logiques. Le Vietnam, notamment, nourrira comme dans tout le reste de la société américaine un questionnement sur la légitimité et l’utilité de la guerre.
Dès lors, les comics commenceront à discuter des réalités de la guerre, même si majoritairement, ils n’en remettent pas en question les motivations. Toute une partie du lectorat, qui a vécu la guerre, deviendra également particulièrement exigeante en matière de réalisme visuel: les armes et les uniformes ne peuvent plus être incohérents, réclamant un vrai travail de documentation de la part des auteurs. Un genre nouveau va également émerger, dont l’une des figures de proue reste le dessinateur Joe Sacco, qui est à la croisée des chemins entre journalisme et bande-dessinée avec des travaux sur la Palestine, les Balkans ou l’Irak. Ses méthodes sont d’ailleurs proches de celles d’un reporter puisqu’il accompagne des soldats sur ce dernier théâtre pour raconter leur réalité.
La libéralisation du contenu des comics, illustrant la dualité morale des conflits modernes, atteint son paroxysme en 2007 avec la série Civil War des studios Marvel. Ce « crossover » amène tous les personnages de cet univers face à un événement unique: des héros poursuivent des vilains dans un programme de téléréalité. La traque se passe mal et l’horrible Nitro se fait exploser dans un quartier d’habitation où des centaines d’enfants sont tués. L’opinion est révoltée et, dans une métaphore du Patriot Act de George Bush, accepte une loi réduisant les libertés individuelles: les super-héros doivent décliner officiellement leurs identités et rendre des comptes à l’Etat. Chacun choisit alors son camp. Certains rejoignent Iron Man, qui collabore avec le pouvoir et impose aux réfractaires de rentrer dans le rang. Ceux qui défendent leur droit à l’intimité et à l’anonymat suivent Captain America, symbole des valeurs de liberté de l’Amérique. Dans la lutte opposant les uns aux autres, il n’est plus question de bien et de mal: les super vilains aussi se répartissent entre les deux camps. La série atteint son paroxysme lorsque Captain America est tué dans les combats, provoquant une prise de conscience générale. Un choc relayé par la presse quotidienne, notamment dans le New York Times et son article « Captain America is dead, national hero since 1941« .
L’étude de la bande dessinée comme support d’influence est intéressante. La machinerie américaine et ses moyens ont largement contribué à faire des comics, comme du cinéma hollywoodien, des vecteurs massifs et efficaces. L’application est plus difficile en France, même si une bande dessinée comme Buck Danny participe de l’apologie d’une forme d’héroïsme militaire. On pensera aussi à l’essai médiocre de la bande dessinée Unité Félin, d’une qualité scénaristique bien moyenne. Des essais ont été faits pour diffuser des comics adaptés au Moyen-Orient, avec un succès mitigé, faute d’appétence chez des populations n’ayant pas cette culture de la BD. On pourra s’interroger, le cas échéant, sur l’intérêt d’une stratégie employant un tel vecteur en Asie: les Japonais, les Coréens et les Chinois sont friands de mangas et autres manhua (l’équivalent chinois, semblable mais nourri de subtiles nuances dans les styles narratif et graphique). S’il fallait imaginer une stratégie d’influence visant des populations chinoises, ce support pourrait être pertinent. D’autant plus que la France, deuxième consommateur de mangas au monde, dispose de véritables ressources humaines dans ce domaine.
Comics and Conflict, patriotism and propaganda from WWII through operation iraqi freedom
Cord A. Scott
Naval Institute Press
Annapolis: 2014
185 pages
~30 euros