Cela fait des années. Des années que des escrocs notoires envahissent les plateaux de télévision et de débat pour déblatérer des âneries sans fins. Les observateurs un peu spécialisés, dans leurs domaines respectifs, n’ont eu de cesse de les identifier pour l’absence de connaissances dont ils faisaient preuve ou pour l’absence d’intérêt de leurs analyses. Mais voilà, depuis quelques jours, une série de médias ont décidé de dénoncer le problème et ont commencé à dresser chacun leur liste des « experts » : Télérama, BuzzFeed, Arrêt sur Images, le Scan TV du Figaro, Les Inrocks et avant eux, Le Monde et Slate. Certains sont d’ailleurs tellement cramés de longue date qu’il s’agit ici surtout d’aller achever les cadavres.
Une série d’articles qui laisse entendre que ces experts sont de véritables nuisibles, au mieux incompétents, au pire sournois et intéressés. Du mythomane au manipulateur, en passant par toute une palette de vendeurs de peur, on nous alerte ainsi sur ces sales types qui occupent le terrain dans le transistor.
Quitte à mettre sur le même plan des chercheurs et observateurs de qualité (ici, nous relèveront les noms de Michel Goya, Wassim Nasr ou encore David Thomson –qui note ne pas avoir été aussi présent dans les JT, estimant qu’il y a une erreur)… Et des gens beaucoup moins sérieux (en faire la liste ne nous parait pas intéressant, certains noms étant bien malheureusement récurrents). Alors bien sûr on nous dit qu’il y a les bons et les mauvais, mais allez faire le tri. BuzzFeed note par exemple, pour bien les reconnaître, que ces vilains experts font le teasing de leurs interventions sur les réseaux sociaux… Comme n’importe quel analyste un peu connecté du XXIème siècle!
Un vrai besoin d’analyse
La notion d’expert est donc devenue sujette à défiance. A tel point que plusieurs comptes sont nés sur Twitter (Expert djihad, Expert Afrique), pour parodier les plus remarquables d’entre eux. Mais le problème n’est, à notre sens, pas d’avoir recours à des experts… Mais à de mauvais experts. En effet, l’immédiateté de l’information, nourrie par les chaînes d’information en continu et la vitesse des moyens de communications, fait que l’humanité est informée en temps réel des événements. En découle un besoin d’information et de compréhension. Si les journalistes font leur possible pour fournir la première, dans la mesure du possible, il faut souvent demander à d’autres spécialistes de fournir la seconde.
Une bonne partie des journalistes ne sont pas compétents pour faire face à certaines situations et fournir du contenu utile aux consommateurs de médias. Prenons l’exemple des attaques du 13 novembre 2015 : le gros de la presse s’oriente rapidement vers un commentaire du peu d’informations dont ils disposent, et de la collecte de témoignages dans les rues. Il aurait été judicieux de fournir quelques conseils pratiques et utiles aux spectateurs : rassurer ses proches par SMS pour ne pas surcharger les réseaux, patienter à son domicile ou à son travail en attendant les consignes des autorités, ne pas relayer les informations trop vite et patienter pour être certains qu’elles sont suffisamment vérifiées, afin de ne pas nourrir la rumeur. On peut ensuite dans les 24heures fournir du contenu afin de nourrir la compréhension, au fur et à mesure que l’on apprend ce qui s’est passé : histoire du terrorisme en France, spécificité d’une telle attaque au regard des événements précédents ayant eu lieu notamment à Bombay en 2008 et à Nairobi en 2013, différence dans les motivations des différents mouvements terroristes, réflexion sur la notion de résilience…
A la place, on se contente de l’un des comiques de service -cité dans une seule de toutes ces listes-, qui s’exclame en piaillant d’une voix aigüe et en roulant des yeux comme un blaireau enfumé : « Mais bon Dieu, que fait la police ?! »
L’omniprésence de certains gros nazes est aussi le résultat d’un mal-fonctionnement dans les rédactions. Les chargés de production qui s’occupent de caller les invités ne connaissent pas eux-mêmes, bien évidemment, les spécificités de chaque sujet traité. Ils doivent trouver les invités sensés nourrir le débat lors d’un attentat, mais aussi lors d’une grosse manifestation. Leur mode de fonctionnement consiste très largement à regarder qui a publié des bouquins, qui est déjà dans la base de données, qui est déjà médiatisé –donc famous- et qui réponds rapidement. La bête se nourrit elle-même. Télérama note que dans plusieurs rédactions news, on a commencé à impliquer les journalistes spécialisés dans le choix des fameux experts, afin d’éviter les erreurs de casting. Ca parait tellement évident : nous pourrions gagner à échanger, d’un bureau à l’autre. Reste que changer les bonnes habitudes ne sera pas évident et que les spécialistes ont parfois d’autres chats à fouetter.
Une chasse aux sorcières contre-productive ?
Ces listes dénonciatrices des vilains experts sont parfaitement subjectives. Si elles reprennent souvent certains noms assez indiscutables, elles y associent parfois d’autres observateurs qui apportent un vrai plus au débat et de la réflexion. Nous pensons par exemple à Jean-Charles Brisard qui se voit reprocher par Télérama des erreurs d’analyse passées… Mais qui fournit aujourd’hui des éléments qui nous paraissent intéressant dans le suivi de la question djihadiste. D’autres parmi ceux qui sont dénoncés sont également des penseurs intéressants… A condition qu’ils soient présentés pour ce qu’ils sont : des lobbyistes convaincus ! Les oppositions intellectuelles entre chercheurs sont parfois très violentes. Les observateurs avertis peuvent observer régulièrement sur Twitter des échanges acides entre les uns et les autres, s’accusant de partis pris et d’orientations. Qui peut donc définir les critères et les raisons excluants tel ou tel observateur de la scène des experts légitimes ?
Mais pourquoi, s’étonne Télérama, des gens plus sérieux ne sont-ils pas plus souvent invités ? Parce qu’on ne les invite pas, réponds le magazine. Oui, mais pas que : ils ont aussi bien souvent plus à y perdre qu’à y gagner. Beaucoup de spécialistes ont du mal à voir ce qu’ils peuvent apporter comme contenu de qualité dans un exercice de style particulièrement difficile : le commentaire en temps réel. D’autant plus qu’ils sont rarement rémunérés pour ces passages télévisés, à l’inverse de ce qui se pratique sur les chaînes arabes ou anglo-saxonnes. Au mieux, il s’agit parfois de pousser un peu les ventes d’un bouquin… Même si beaucoup se montrent sceptiques sur l’impact réel de l’exercice télévisé sur le succès en librairie.
L’exercice est de plus particulièrement risqué : certains, n’ayant pas d’entraînement pour s’y confronter, s’y brûlent les ailes. On pense à ce pauvre historien invité à partager sa connaissance sur le plateau de France 2 et qui veut expliquer que la Belgique n’a pas d’expérience coloniale de l’islam, contrairement à la France ou la Grande-Bretagne… Mais qui, certainement sous l’effet du trac, se contente de dire que la Belgique n’a pas d’expérience coloniale. Haro sur l’imposteur, qui semble ignorer l’histoire du Congo belge, dont tous les Internautes semblent soudain des connaisseurs avertis.
Peu d’intérêt, donc, et même un risque. Pour un chercheur ou un analyste (journaliste, consultant, observateur…), il s’agit de se prêter à un exercice d’expression publique délicat (analyse brève, débat ou commentaire en temps réel) pour lequel il n’est pas formé et dans lequel il n’a souvent rien de plus à gagner qu’une poignée d’exemplaires vendus et un peu de gloire. Télérama s’inquiète donc que des spécialistes plus crédibles, ou encore des femmes, ne soient pas invités : mais pourquoi prendraient-ils un tel risque si c’est pour se faire clouer au pilori dans la foulée pour la moindre maladresse ? C’est là que réside une grosse partie du problème : on juge plus sur la forme que sur le fonds, ce qui ouvre des boulevards aux arnaqueurs adroits, mais dresse des murs infranchissables aux sachants les moins média-trainés.
Que faire ?
Il est fort possible que cette levée de bouclier généralisée interpelle pas mal de rédactions, même si dans les coulisses, des journalistes spécialisés s’acharnent déjà depuis longtemps à sensibiliser les équipes de production. C’est d’ailleurs de l’intérieur des rédactions que doit venir la majeure partie de la réponse. Et s’il est facile de taper sur les chaînes de news que personne n’aime mais que tout le monde regarde, il convient de noter que les journaux et les sites d’information interrogent régulièrement exactement les mêmes personnes. Ce problème questionne l’ensemble de la profession et du monde de l’information en général, tous métiers et acteurs confondus.
Il nous parait évident qu’il faut que ceux qui ont des choses à dire hésitent moins à se confronter à l’exercice médiatique. C’est un bon exercice, instructif et formateur. C’est un exercice indispensable pour le partage du savoir (beaucoup d’universitaires semblent oublier que beaucoup de Français ne fréquentent pas assidument les revues scientifiques). C’est un exercice propice à nourrir le débat. Si plus de spécialistes participaient, on verrait moins souvent les mêmes têtes et on entendrait des discours plus variés qui permettraient à la fois de confronter les avis et de les recouper.
L’auteur de ces lignes s’est prêté à plusieurs reprises à l’exercice, qui est loin d’être évident pour un junior. Il nous parait pourtant tout à fait intéressant dès lors que l’on n’hésite pas à admettre son ignorance face à certaines questions des journalistes (Mais où se cache donc le terroriste ?). Il s’agit simplement d’apporter sa modeste –dans notre cas – ou plus riche expérience, dans un exercice de confrontation des savoirs et des compréhensions d’un événement donné. Un exercice qui s’avère encore régulièrement vexatoire pour les nouveaux entrants. Ainsi cette chargée de production de l’une des plus célèbres émissions de débat qui cherche un journaliste spécialisé dans les questions de défense. « Moi ? – Non, désolé, trop jeune. » Ou encore cette animatrice de débat sur une chaîne d’information qui, face à la main tendue du cadet, préfère d’abord traverser tout le plateau pour commencer par saluer un autre, plus connu (le fameux « Oh mon Dieu, mais que fait la police ?! »). Vous avez intérêt à ne pas manquer de confiance en vous…
Mais la réponse ne viendra pas que des rédactions. C’est aussi au public de faire son tri. Un paquet de gens se satisfont juste d’entendre ce qui leur convient : pour peu qu’un expert leur répète les sornettes auxquelles ils croient profondément, ils s’en réjouissent. Or il ne s’agit pas de valider sa propre croyance mais de la confronter à la connaissance des autres : allez chercher des avis contradictoires, auprès d’expériences différentes, du fait de métiers, de sujets traités, de genre, de générations ou encore d’orientations idéologiques. Demandez vous d’où parle l’expert en question. A quelles sources il fait référence et si vous pouvez vous-même aller les consulter. Quels sont ses liens et ses amitiés ? C’est aussi au public d’encourager et de soutenir ces spécialistes moins visibles qui sont TOUS parfaitement accessibles et abordables via les réseaux sociaux.
Reste à savoir si la bande de guignols régulièrement épinglés à droite et à gauche ne réponds pas à une attente du public, plus avide de cris d’effrois et de peur bon marché, plutôt que de complexité et de savoir exigeant…
En attendant, nous noterons tout de même que, pendant que certains sont occupés à cataloguer les bons et les mauvais experts, d’autres tâchent, encore, et encore, et encore, de récolter de l’information. Comme quoi, il est toujours facile de critiquer les méthodes des autres.