L’objectif d’une campagne d’influence, c’est d’arriver à convaincre le public visé d’accepter une idée. L’argumentation, via la communication et la rhétorique, en est l’un des principaux vecteurs. Mais pour pouvoir argumenter, il faut pouvoir contre-argumenter. Et l’on ne peut pas argumenter sur tout. Aristote, le père de la rhétorique ancienne, fixait deux limites dans ses Topiques:
Ceux qui, par exemple, se posent la question de savoir s’il faut honorer ou non les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige et blanche, ou non, n’ont qu’à regarder.
Le philosophe grec explique qu’il est possible d’argumenter, sauf si la rhétorique de l’autre dénonce un fait réel (vérité: la neige est blanche) ou sa propre foi, morale (l’amour du parent) ou religieuse (l’amour des dieux). Le logicien Chaïm Perelman, dans son Empire rhétorique, remarque par la même occasion que « l’argumentation ne peut intervenir que si l’évidence est contestée ».
Dans le cas de la vérité, elle est normalement incontestable. Elle ne peut donc faire l’objet d’un débat rhétorique. Impossible de remettre en cause le fait que la neige est blanche, à son état naturel. C’est d’ailleurs là l’un des principaux moteurs de l’expansion d’un grand nombre de théories du complot. Comme le souligne Gérald Bronner dans sa Démocratie des crédules, les spécialistes ont largement tendance à refuser d’argumenter sur un fait considéré comme avéré. Les attentats du 11 septembre en sont un parfait exemple: ceux qui croient à la théorie du complot dépensent une énergie folle pour entretenir le doute, sans jamais trouver de preuve matérielle avérée. A l’inverse, ceux qui acceptent les conclusions des enquêteurs, ne voient pas l’intérêt de multiplier les démonstrations et les études à l’infini. Si l’on acceptait d’admettre de discuter le sujet, on accepterait de fait la remise en cause de sa véracité.
De nombreuses croyances amènent à une perception de la réalité qui pourra varier d’une personne à une autre. C’est le cas des OVNI, du complot des hommes lézards, ou encore du petit Jésus. Et pourquoi pas de la revendication de la liberté comme droit universel? Un chrétien convaincu ne peut accepter de débat sur l’existence de Dieu puisque pour lui, sa foi est vérité. De même, sur un théâtre de conflit, il sera difficile de convaincre un candidat au martyr que son sacrifice, faute d’un impact stratégique, sera un terrible gâchis. La promesse de l’après plus heureux, paradis de toutes les religions, ne pourra être discutée. Sa foi est sa vérité.
Manipuler pour convaincre?
La foi peut être le résultat de plusieurs procédés. La croyance peut-être spontanée. « J’ai vu la mort et je suis revenu » ou encore « les extra-terrestres m’ont parlé« , sont des actes des témoignages de foi qui semblent ne pas être influencés par un acteur extérieur. Nous partons ici du présupposé que la foi en question est sincère. Ce bon vieux Raël est convaincu de sa vérité: des êtres venus d’ailleurs l’ont chargé de répandre la bonne parole. Soit il dit vrai et de fait, est détenteur de la vérité, qui exclut d’argumenter avec celui qui la remet en question. Soit il se trompe, victime d’un biais quelconque (mauvaise perception d’un événement/biais cognitif; maladie mentale). Dans d’autres cas, la croyance peut-être suggérée. C’est le résultat du prosélitisme, religieux comme politique. A force de techniques de manipulations (menace, raccourci abusif, émotion), on amène un tiers à croire, et donc à changer de vérité.
On se rend donc compte que la vérité, qui devrait être universelle, est potentiellement relative. Encore qu’il s’agit là d’une affaire de perception: Dieu et les extra-terrestres existent, ou n’existent pas… sans que nous puissions réellement le démontrer. Plus que relative, la vérité est donc généralement incomplète. Reste que pour chacun, elle ne doit pas être débattue puisque l’acceptation de sa discussion la replacerait au stade d’objet discutable.
Revenons-en à nos réflexion sur l’influence. Si je dois influencer quelqu’un dont la conviction/vérité est contraire à mon objectif, je ne peux donc pas argumenter. Restent d’autres procédés. Que nous propose Aristote? « Une bonne correction. » Ouch. La coercition physique -des baffes dans la gueule- n’est peut-être pas la solution la plus souhaitable. Après tout, nous sommes en démocratie. La correction peut-être intellectuelle. Dans ce cas, deux approches possibles. La pédagogie, façon camps d’éducation communistes où l’on explique aux gens comment ils doivent penser la bonne vérité. Ou la manipulation, façon opérations psychologiques, pour amener la cible à penser notre vérité, malgré lui.
Une telle approche peut-elle être démocratique? Les grandes puissances occidentales ont répondu oui: sans remettre en question leur statut démocratique, elles déploient au sein de leurs armées des moyens manipulatoires, mis en oeuvre à échelle chirurgicale par des spécialistes sur différentes théâtres d’opérations. Cela questionne-t-il nos pratiques… ou les limites de notre modèle politique?