Au cours d’une rencontre à l’Irsem, le capitaine Tony Morin, doctorant de l’armée de l’air, a proposé une étude du récit médiatique français au sujet de l’intervention en Libye. L’officier et chercheur s’est concentré sur les trois séquences de celui-ci, insistant sur les choix et la structure argumentative.
Attention: dans ce billet, bien distinguer le récit médiatique, produit par les médias à partir de leurs différentes sources, consommé par le public ; et le récit stratégique des acteurs, construit pour convaincre et filtré par ces mêmes médias qui en reproduisent tout ou partie.
Séquence 1 : Le cadre du conflit
Avant l’intervention française, alors que les tensions, puis les combats, émergent en Libye entre rebelles et troupes fidèles à Mouammar Kadhafi, le récit médiatique se concentre sur le contexte. Quels sont les lieux, quels sont les acteurs ? Le capitaine Morin relève dans cette logique descriptive quelques inclinaisons à l’orientation du récit dans la majorité des médias, qui décrivent un soulèvement du peuple pour renverser un dictateur. Mais l’essentiel reste factuel.
Géographiquement, ce récit est focalisé sur la Libye seule. Pour l’instant, le théâtre des événements se cantonne à l’intérieur des frontières. On ne parle guère des autres puissances qui, pourtant, opèrent déjà dans les faits sur le terrain : France, Qatar, autre groupes… Nous ne le découvrirons que plus tard.
Séquence 2 : D’où vient le problème ?
Une seconde séquence du récit va creuser le conflit libyen en décrivant la source du problème. Progressivement, le pathos s’impose dans les publications en se concentrant sur deux acteurs principaux:
- L' »antagoniste », Kadhafi, est décrit comme impulsif et fou. Cela induit la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de négocier avec lui.
- Les « victimes », agglomérat du peuple et des rebelles, sans grandes distinctions entre les uns et les autres. Ce même ensemble souffre et se défend, mais il a visiblement besoin d’aide.
Le registre du récit médiatique se fait, toujours selon le capitaine Morin, de plus en plus tragique. Les références à de grands mythes politiques se multiplient: les droits de l’homme, l’aspiration à la démocratie, qui appellent à une communauté des destins avec un « nous » français sensible à ces notions.
Séquence 3 : Résolution
C’est avec le lancement de l’intervention française qu’émergent de réels récits stratégiques, construits par les acteurs. L’Elysée, notamment, insiste sur les valeurs: c’est pour cela que l’on vole à l’aide du plus faible.
Dans le récit médiatique, deux nouveaux personnages émergent:
- Le « héros », à savoir nous, la France. Il est marqué par une double culpabilisation: les liens récents entre Kadhafi et Sarkozy, ainsi que la gestion catastrophique des révolutions arabes.
- L' »entrave » que représente la communauté internationale. Ni soutien, ni adversaire de la France, celle-ci ne lui facilite cependant pas sa tâche dans la protection des innocents.
Dans cette séquence, le récit médiatique fait la part belle à un héros français incarné par des militaires courageux et dévoués.
Conclusion
« Si vous voulez favoriser l’intervention militaire, il faut concevoir un récit simple : un ennemi et des objectifs simples. » C’est ainsi que le capitaine Morin conclut son intervention.
La situation en Libye facilitait effectivement l’influence des autorités françaises sur l’opinion publique nationale du fait d’un environnement propice:
- Mouammar Kadhafi n’a rien fait pour convaincre qu’il n’était pas le « monstre » que ses ennemis cherchaient à faire de lui. Au contraire, il a promis tel le tyran de pratiquer la politique de la « terre brûlée » pour éradiquer ceux d’en face. Nous noterons par exemple qu’un autre ennemi désigné de la France, Bachar el-Assad, a préféré argumenter pour démontrer qu’au contraire, il était dans le camp du bien et partageait les mêmes valeurs que les Occidentaux.
- Le discours de l’armée française n’intervient qu’au moment de l’intervention militaire. Il sera alors largement reproduit dans les médias qui, dans l’urgence, peuvent difficilement le discuter. Tout au long de l’opération, le récit médiatique facilite l’émergence d’une image héroïque de la force.
- Ce mythe du soldat et de l’armée héroïques ressort d’autant plus facilement que rares sont les journalistes français à le remettre en question. Comme nous l’avons montré dans notre thèse de doctorat, au sujet de l’Afghanistan, il s’agit là d’un acquis du récit qui est rarement discuté.
- L’armée française a peu contribué à la construction d’un récit stratégique de l’Etat au sujet de la Libye. A l’époque, les normes de TAA, pour Target Audience Analysis, ne sont pas encore systématiquement intégrées à l’état-major des armées (EMA).
- Au cours des deux premières séquences de ce récit (le problème et son origine), la mise en place d’un contexte favorable au récit stratégique à venir de l’Etat est d’autant plus facile que de nombreux reporters sont présents sur place. A Benghazi, ils seront les témoins des violences de Tripoli.