Le magazine Défense et Sécurité Internationale (DSI) vient de republier un entretien avec Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Diderot et auteurs de plusieurs ouvrages sur la croyance. Il y est question de l’influence que peut exercer le conspirationnisme sur les opinions publiques.
Il est intéressant de noter que Bronner préfère parler de « croyance », dont le conspirationnisme ne serait que l’une des composantes. Il explique ainsi la difficulté qu’il y a à distinguer la manipulation volontaire du champ cognitif à fin de propagande politique, individuelle ou organisationnelle ; d’une déformation involontaire du champs cognitif par des individus qui se tromperaient eux-mêmes, du fait de biais divers.
Sur une même croyance, les deux peuvent d’ailleurs se rencontrer. Certains acteurs peuvent avoir intérêt à investir certains sujets qui susciteraient de la méfiance, de la peur ou de l’opposition, en alimentant des auteurs de bonne foi. Une mauvaise compréhension des événements peut rapidement être renforcée par des éléments fabriqués de toutes pièces, fragilisant la crédibilité de la cible de l’opération, un gouvernement par exemple.
Bronner relève une plus forte exposition à ces croyances de la part des plus jeunes. Internet est pour lui le de vecteur médiatique le plus propice à la circulation de ces discours, qui peuvent aussi être repris dans les milieux les plus éduqués.
« Oligopole cognitive »
Pour ce public de bonne foi, il s’agit surtout de participer à un débat citoyen. Internet, comme le défend Bronner dans La Démocratie des Crédules (PUF, 2013), fait cependant émerger des discours émis par des individus dont les conclusions sont relayées de manière disproportionnée. Leur détermination et leur investissement personnel donnent lieu à ce que le sociologue appelle une « oligopole cognitive ». Il donne plusieurs exemples: Wikipedia dont un quart des entrées est produit par les cent utilisateurs les plus actifs, ou encore Netscape.com dont un unique auteur a produit 13% des contenus.
Il est d’ailleurs souvent difficile pour le public de faire la différence entre un témoignage plus ou moins crédible et les conclusions d’enquêtes sérieuses. La parole d’un individu -pas toujours identifiable- pèsera aussi lourd dans le débat que celle d’un spécialiste qui aura vérifié ses informations. Les militants les plus enthousiastes véhiculent massivement leur pensée sur ces canaux, comme le note Bronner: « Leur point de vue n’est certainement pas représentatif de l’opinion générale, mais ils peuvent créer l’illusion d’une majorité silencieuse qui tire parti de l’anonymat de la toile pour faire enfin entendre des points de vue de « bon sens« . Sans être un mouton, celui qui lit ces échanges, qui se sent ému par tel fait divers et en même temps indécis quant aux conclusions qu’il faudrait en tirer, a des chances de se laisser influencer. »
Riposter par une « nouvelle militance »
Reste l’éternelle question de la réponse à apporter à ces phénomènes. Bronner se montre, et c’est suffisamment rare pour le relever, enthousiaste à l’égard de la plateforme stop-djihadisme. Si celle-ci avait fait un bide à l’époque, il y voit une « initiative utile » qui contribue à informer les familles, malgré d’évidentes lacunes.
Pour lui, la solution se trouve pourtant bien à la racine du problème: c’est là où sont émises ces croyances biaisées qu’il faut agir. Il proposer ainsi de « localiser les principaux sites, forums où il y a porosité et diffusion d’arguments. C’est à dire les lieux virtuels où la probabilité que quelqu’un qui croit puisse échanger avec un indécis est maximum. » Là, plus qu’une censure ou un contrôle technique et étatique, il suggère « d’inventer un nouveau militantisme de la pensée ordinaire et raisonnée qui en a marre d’être confrontée à ces discours haineux et faux« , une « nouvelle militance » qui aurait comme logique de déconstruire les discours relevant uniquement de la croyance.
Reste à définir les moteurs et les vecteurs de cette nouvelle militance. Bronner, lui, conclut qu’il s’agit probablement là de « l’une des aventures contemporaines les plus passionnantes« .
Lire l’entretien publié à l’époque dans le hors-série de DSI N°41, publié en avril-mai 2015, dans lequel nous avions nous-même publié plusieurs articles disponibles ici.