Les journalistes, lorsqu’ils mènent une enquête ou réalisent un reportage, doivent tendre vers la vérité. Pour accéder à celle-ci, il faut parfois chercher à ouvrir des portes que l’on ne peut pas, au premier abord, franchir. Reste que quoi qu’il arrive, dans la très grande majorité des cas, l’accès à l’information est avant tout le fait de la bonne volonté d’un tiers, la source. Qu’il s’agisse d’un individu, d’une institution, d’un témoin, cette source choisit généralement ce qu’elle raconte. Une source bien organisée peut parvenir à construire un discours complexe. Elle peut également, dans certains conditions, l’accompagner de contraintes.
Ces contraintes imposées par la source peuvent être de multiples sortes: respect d’un agenda spécifique («Ne révélez pas cette information avant telle date»), respect de l’anonymat («Vous pouvez me citer, mais en tant que membre de l’entourage du ministre»), non diffusion de certaines données («Vous ne pouvez pas parler des moyens de renseignement que vous avez pu observer au cours de votre reportage sur les soldats qui jouent à Pokémon»), refus d’aborder certains sujets («Aujourd’hui, je veux bien vous parler de ma famille, mais je refuse de répondre sur la guerre au Mali»). J’en passe et des meilleures.
Accepter ces contraintes signifie-t-il une forme de collusion avec ses sources? Une forme de censure? Pas forcement. Les accepter permet surtout d’obtenir des pistes, des leviers à actionner pour poursuivre son enquête, son reportage. La gestion des sources et de leurs contraintes est un exercice complexe qui demande une certaine subtilité: une information révélée par une source pourra être confrontée à ce que sait une autre source. L’idéal est donc de multiplier les sources pour recouper à l’infini une donnée obtenue, même accompagnée de nombreuses contraintes, pour pouvoir réduire progressivement les effets négatifs de celles-ci.
L’exemple de Guantanamo
La journaliste Chantal Valéry décrit, sur le blog de l’Agence France Presse, un reportage dans le camp de Guantanamo. Pour raconter une partie de ce qui se passe derrière les murs de la prison la plus controversée des Etats-Unis, elle a du accepter un certain nombre de contrainte. Elle consent ainsi à rester sur une durée et à une période précisée par l’administration sur place. Un agenda est organisé pour elle et son collègue présent au même moment. Les interviews sont calibrées et très officielles. Impossible de discuter avec des prisonniers ou encore de les photographier. Pas d’images des visages des soldats. Interdiction également de décrire les lieux et leur organisation. Acceptation de faire vérifier les photographies et les images tournées.
Il peut être tentant de penser qu’accepter ces règles, c’est faciliter la diffusion du message officiel des autorités américaines. Refuser cette occasion d’approcher les lieux aurait pourtant été une erreur. La journaliste a pu capter une infinité de données qui n’auraient pas pu être connues autrement. L’ambiance, les témoignages, l’attitude du personnel. Il est également fréquent, dans ce type de contexte, qu’un communicant bien intentionné révèle une information intéressante. «Je ne vous ai rien dit». Il suffira de vérifier celle-ci dans la bouche d’un autre officiel, en lui faisant remarquer que puisque l’on connaît l’information, refuser de répondre à la question est l’aveu d’un inconfort moral, d’une absence de position claire ou de choses à cacher. Une position toujours désagréable en terme d’image.
Rapport de forces
La journaliste de l’AFP est parvenue à imposer à ses chaperons d’assister à la prière de fin de ramadan des prisonniers. Une scène dont la rareté justifie l’acceptation des autres contraintes. Mais pour parvenir à juguler le flot de contraintes, Chantal Valéry a pu mettre en avant des arguments de poids: l’appartenance à une agence de presse de premier rang et des contacts haut placés dans l’institution militaire. Elle explique:
«J’insiste, rappelant que je suis venue une dizaine de fois en deux ans, que je représente l’AFP, grande agence mondiale, et que ce serait tout à fait inacceptable que nous repartions sans avoir vu le moindre détenu.»
Il est toujours plus facile de peser dans le rapport de force lorsque l’on a de bons arguments. Représenter un média d’envergure est souvent le principal. Mais d’autres peuvent le compléter ou y pallier, le cas échéant: se faire recommander par une source dont on a acquis la confiance, démontrer une vraie connaissance du sujet ou encore montrer, par le dialogue, que l’interlocuteur n’a pas le choix («Il est beaucoup plus dans votre intérêt de me répondre que de refuser de me répondre»).
Saisir les occasions
Je rencontre souvent des collègues qui effectuent des hiérarchisation instinctives des sources dignes d’intérêt et/ou de confiance. Pour certains, l’armée, par exemple, est un interlocuteur dont il faut se défier par excellence. De même pour les grands groupes industriels ou les politiques. A l’inverse, les universitaires ou les organismes humanitaires vont passer pour des sources nobles, dignes de confiance à priori.
Il convient pourtant bien de comprendre que l’ensemble des acteurs ont des intérêts propres, plus ou moins complexes et contradictoires. Un universitaire pourra, par exemple, être du fait de relations avec ses propres sources amené à formuler des réflexions biaisées. De même pour un organisme humanitaire: les témoignages qu’il récolte le sont dans un certain contexte, qui prend en compte la nature de l’interlocuteur. De même que, effectivement, une armée aura un message à faire passer.
Il faut, une fois conscience prise de cette situation, ne négliger aucune piste. Un voyage de presse ici ou là ne sera certainement pas l’occasion de réaliser un scoop tant la communication sera cadrée. Mais il sera peut-être l’occasion de nouer des contacts avec des sources peu accessibles (un maton dans une prison, un employé dans un groupe industriel, un observateur averti dans un parti politique). Le type de sources qui, sur la durée, peuvent s’avérer précieuses. De même, les seconds couteaux sont souvent des sources d’une incroyable richesse: moins contraignantes, elles peuvent partager des données de première main. Notons donc dans nos petits carnets les numéros de téléphone de doctorants, d’attachés parlementaires, de consultants et autres stagiaires… ils pourraient en savoir plus que les grands pontes exhibés en première ligne des grands affrontements médiatiques.