Les hasards de mes achats compulsifs en librairie m’ont plongé ce week-end dans les mythes nordiques. Une culture que je ne connaissais pas et que je n’appréhendais qu’à travers les stéréotypes modernisés d’un Thor bodybuildé version comics américains. C’est avec surprise que j’ai découvert dans les pages de ce petit essai des aspects méconnus de la mythologie nordique. De ces légendes, nous n’avons que de rares témoignages tant l’oralité était le principal vecteur de sa transmission. Mais certaines pistes méritent d’être relevées ici.
Odin est un personnage particulièrement intéressant. Le chef des Aesir, l’une des races de dieux nordiques, a une personnalité complexe. Les historiens pensent que c’est parce qu’au fil des siècles, Odin a progressivement amalgamé les fonctions d’autres dieux. Globalement, il est décrit comme un sage et un magicien, mais aussi comme le chef des guerriers morts qui combattent au Valhalla. Il est également caractérisé, dans les récits, par son art de la rhétorique, de la poésie et son goût pour les stratagèmes. Voici un extrait du poème Havamal:
« C’est quand nos intentions sont les plus trompeuses
que nous discourons le plus joliment.
Ainsi sont bernés les coeurs les plus sages.«
Odin, aussi fort et sage soit-il, n’hésite pas à tromper ses adversaires et à manipuler leur entourage pour parvenir à ses fins. Le roi des dieux est ainsi célébré pour sa capacité à déployer des manoeuvres psychologiques reposant sur l’astuce et la trahison. Dans l’une de ses aventures, il doit voler au géant Suttung le fameux hydromel. Pour entrer dans le chateau de ce dernier, il séduit sa fille Gunnlod à qui il prête serment sur un anneau sacré. Un serment particulièrement important chez les vikings qui ne le brisent que très rarement. On peut lire, toujours dans le Havamal:
« Odin, je crois bien, avait prêté serment sur l’anneau.
Comment se fier à sa parole?
Il laissa Suttung estampé de son hydromel,
et abandonna Gunnlod en larmes.«
Encore avant, Odin monte un plan complexe pour approcher Gunnlod. Alors qu’il est hors du chateau, il croise des serviteurs de Baugi, le frère de Suttung. Il leur propose d’aider en affutant leurs faux avec une pierre magique. Le travail est si bien fait que les esclaves lui demandent s’il accepterait de céder la fameuse pierre. Odin la jette au milieu du groupe… qui se transforme en mêlée, chacun voulant s’approprier l’artefact. Les faux sont si bien aiguisées que tous s’entretuent dans la bagarre. Baugi est désespéré et Odin lui propose de l’aider: tout l’été, il travaille avec acharnement au profit du malheureux. A la fin, il obtient comme récompense son aide pour pénétrer la forteresse de Suttung.
Si Odin est craint pour sa force, il l’est autant pour son intelligence. Les mythes nordiques racontent souvent comment, grâce à des astuces et des jeux d’esprit, Odin triomphe. Il n’hésite pas à employer ruses, mensonges, manipulations de tiers pour parvenir à ses fins. Odin passe également pour fin psychologue en profitant des forces et des faiblesses morales des autres personnages. Il est aussi connu pour ses nombreux déguisements.
Le stratagème n’est pas sans risque
De nombreux récits mythiques et réflexions stratégiques, à travers l’histoire, présentent le stratagème comme un moyen d’éviter la bataille. C’est toute la pensée du Chinois Sun Tzu: si l’on peut triompher sans coup férir, c’est tant mieux! La mythologie nordique, elle, tout en faisant une apologie de la ruse, ne la dissocie pas non plus de lourds sacrifices. Le récit de la capture de Fenrir en est un bel exemple.
Fenrir est l’un des enfants monstrueux du dieu Loki et de la géante Angrboda. Le loup géant est d’abord apprécié par les Aesir mais finira, du fait de sa puissance, par représenter une menace. Les dieux décident alors de l’enchainer. Ils lui proposent de tester sa force, prétextant un jeu, en lui passant une série de chaines toutes plus solides les unes que les autres. Mais la bête parvient à toutes les détruire. Finalement, ils usent d’une petite chaine magique. Fenrir n’est pourtant pas dupe: elle est trop petite. Soit on se moque de lui et triompher d’un tel lien n’aurait aucun intérêt pour son prestige. Soit l’objet est ensorcelé et il s’agit d’un piège. Pour gagner sa confiance, les dieux proposent que l’un d’entre eux place sa main dans la gueule du loup en guise de caution. C’est Tyr, dieu de la stratégie et de la guerre juste, qui s’y colle. Le monstre est capturé et le restera jusqu’à la bataille finale de Ragnarok, où il parviendra à dévorer Odin. Tyr, lui, est amputé.
Dans le poème Lokasenna, les invectives de Loki, Tyr rétorque au dieu de la ruse par excellence que tout a un coût:
« Oui, j’ai perdu une main, mais toi, tu as perdu Hrodrsvitnir (Fenrir).
Chacun de nous endure des pertes cruelles.
Même le loup souffre: il doit attendre,
Enchaîné, que survienne la fin du monde.«
Loki, l’intelligence, et Thor, la force
Loki reste, par excellence, le dieu de la manipulation et de la ruse. Sa sournoiserie, pourtant, ne doit pas être comprise comme la preuve de sa nature mauvaise. S’il est souvent à l’origine de drames, il participe aux aventures des Aesir. Comme les autres, il est l’un des maillons d’un complexe jeu de pouvoirs, de concurrences et de luttes. Il est pourtant l’objet de fortes craintes car il est l’enfant des géants et le père de ceux qui causeront la perte des Aesir: Fenrir le dévoreur d’Odin et Hel, la déesse des morts. Il est donc l’incarnation du mal dans tout ce qu’il a d’inévitable, sans réel manichéisme. A l’inverse, Thor est le dieu de la force brute. Il passe pour un personnage simple, sans grande intelligence, aimé des guerriers communs. Les chefs, les stratèges, se revendiquent d’Odin. Les hommes d’armes, eux, de Thor.
Il arrive que Thor et Loki combattent ensemble contre un ennemi commun. Et là, le moins que l’on puisse dire, c’est que la force n’est pas présentée comme l’apanage. Ainsi, dans les récits de la Thrymskvitha, les deux dieux s’unissent pour affronter Thrym, le roi des géants. Ce dernier a volé le marteau et les artefacts qui assurent à Thor sa puissance. Loki propose de les échanger contre une épouse divine. La belle Freyia s’y refuse formellement. Le rusé propose donc de travestir Thor, qui s’insurge: on pourrait le prendre pour un horrible homosexuel. Loki le fait pourtant céder et l’accompagne, lui-même habillé en soubrette.
Thor manque de faire échouer le plan: il se goinfre et boit tellement lors du banquet que Thrym s’en inquiète. Loki, encore une fois, sauve l’affaire: il assure au géant que la pauvre « Freyia » -Thor, donc- été si excitée par le mariage qu’elle n’a rien avalé depuis des jours. Le pauvre fiancé décide d’abréger la fête en bénissant sa « belle » avec le marteau magique. Thor le récupère alors et entreprend d’exterminer les géants.
Ce récit montre bien comment l’astuce et la force se complètent judicieusement pour atteindre la victoire. Il tend cependant, sur le ton de l’humour, à faire de la ruse l’art suprême pour permettre à la puissance de triompher. L’un est l’autre ne peuvent être dissociés, mais le récit fait la part belle à l’esprit.