Oui, Charlie Hebdo et ses journalistes sont une cible. La France s’est étonnée de découvrir la semaine dernière que des caricaturistes puissent être pris pour cible par des terroristes d’inspiration islamiste. Cela n’aurait pourtant pas du être une surprise: depuis des mois et des années, plusieurs groupes désignent leurs ennemis. En ce qui nous concerne, les plus inquiétants sont Al Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA), Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et l’organisation de l’Etat islamique (OEI)… ainsi que leurs différentes affiliations plus locales et les vocations qu’ils suscitent parmi nos concitoyens.
La France en général est visée. Elle l’est car elle participe à des opérations internationales et/ou nationales qui nuisent à ces groupes. En Afghanistan, au Mali, au Sahel, en Irak, la France est en première ligne. De manière plus fondamentale, la France défend des valeurs et des idées antinomiques à celles promues par les groupes terroristes d’inspiration islamiste: la libre entreprise, la liberté d’expression, la liberté de penser, la liberté de la presse, le droit à la propriété, la liberté religieuse, le pluralisme politique… que l’on résume souvent par facilité sous le terme « démocratie« .
Si la France en général est visée, ce sont surtout sur son territoire et en dehors des individus, des biens et des symboles qui sont ciblés. Le ciblage est, dans le monde militaire, une fonction à part entière. Il s’agit d’identifier un objectif, les moyens de l’atteindre et le bénéfice opérationnel que l’on en tire. Dans nos forces armées, des spécialistes se consacrent à cette tâche sur les différents théâtres d’opération. Ils doivent repérer dans la machine sociale, institutionnelle ou organisationnelle adverse les rouages à « traiter » pour faire basculer l’ensemble de l’édifice. Les ennemis de la France font de même… et cela n’est pas nouveau.
Cibler des rouages de la France
Si le terrorisme est l’ennemi de la France, la France est aussi l’ennemi du terrorisme. Les combattants des organisations évoquées plus haut sont loin d’être des amateurs. Certains d’entre eux font la guerre, parfois contre la France pour les vétérans sahéliens et maghrébins, depuis des décennies. Eux aussi pratiquent un ciblage minutieux. Comme les militaires français, les jihadistes cherchent à identifier des moyens d’atteindre leur ennemi, comment « traiter » ces objectifs et les bénéfices qu’ils peuvent en tirer.
A l’étranger, les ressortissants sont ainsi pris pour cible. Ce ciblage se double bien souvent d’une volonté crapuleuse. Les infrastructures des entreprises (Areva au Niger par exemple) ou les installations militaires sont des cibles clefs. Très bien protégées, elles restent pourtant extrêmement difficiles à atteindre. En Afghanistan comme au Mali, les engins explosifs improvisés et les attentats sont un moyen qui reste largement mis en oeuvre pour « traiter » des cibles françaises. La préparation des soldats et le côté aléatoire de ces armes tend malgré tout à en réduire l’efficacité… même si, régulièrement, un véhicule ou un homme sont touchés.
Sur le territoire national, ce ciblage aussi a lieu. On en connait certaines clefs. Les axes logistiques: les transports en commun, ou, comme le propose la revue d’AQPA, la dispersion de clous sur les routes pour nuire à la circulation des personnes et des marchandises. Les sites énergétiques: les centrales nucléaires sont particulièrement surveillées. Les sites logistiques: la distribution d’eau est un secteur tout aussi sécurisé. Des lieux symboliques: la Tour Eiffel est sous protection constante et, en 2000, un projet d’attentat visait la cathédrale de Strasbourg pendant les fêtes de Noël. Des personnalités ou des communautés symboliques: les représentants de l’Etat, les populations de confession juive… les deux étant facilement identifiables.
Ciblage terroriste
Charlie Hebdo était donc une cible symbolique. Pas parce qu’organe de presse, comme certains représentants de cette profession l’ont compris au départ mais parce que caricaturistes. Ce qui est visé ici n’est d’ailleurs pas la caricature en elle même mais le rejet d’un système normatif et social que les groupes terroristes d’inspiration islamiste tentent d’imposer. Tout comme l’OEI se revendique en Etat, les différents groupes de cette mouvance défendent un modèle de société. En interdisant la caricature du Prophète, ils s’imposent comme structure normative… fût-ce en dehors de tout cadre officiel, le tout étant d’imposer une loi, une norme.
Nous savions très bien que Charlie Hebdo, et Charb en particulier, étaient une cible identifiée par ces mouvements: la photo du dessinateur était affichée sur une liste de gens à abattre par AQMA depuis plusieurs années. Nous savons de même que des juifs, des établissements religieux, des lieux publics, des personnalités politiques ou religieuses, voire des citoyens, tout simplement, peuvent être ciblés. Il s’agit alors d’obtenir des effets divers: décision politique, peur chez les populations, négociation de prisonniers…
Dans le cas qui nous intéresse ici, il faut donc bien comprendre la logique du ciblage de Charlie Hebdo. On sait désormais à peu près comment les frères Kouachi et leur allié de circonstance Amedy Coulibali ont mené leurs opérations. Reste à présent à en comprendre les effets recherchés. Si les motivations du troisième homme semblent assez brouillonnes, les deux frères ont expliqué clairement leur logique: « venger » le Prophète en s’assurant qu’il ne puisse plus être caricaturé.
Comprendre le ciblage pour faire preuve de résilience
Si l’on envisage cette logique, l’objectif principal de cette entreprise terroriste n’est pas de terrifier les populations. Comme l’a expliqué Chérif Kouachi à BFM TV, les deux terroristes n’ont pas attaqué ou agressé les différents civils qu’ils ont croisé. Ils distinguent deux catégories d’individus: les cibles (caricaturistes et policiers) et les civils (conducteurs, pompiste, « otage »)… l’agent d’entretien tué dans les locaux de Charlie devenant une victime collatérale. Leur vrai objectif était de « venger » le Prophète et, à travers cette expression simplifiée, de participer à imposer le système normatif des organisations dont ils se revendiquent au détriment de celui de la République: que la représentation de Mahomet soit interdite, s’il le faut par une auto-censure des auteurs qui hésiteraient face au risque.
Lorsque la population française sort massivement dans la rue, elle montre qu’elle n’a pas peur et se montre ainsi résiliente face à une logique de terreur. Il semble pourtant que ce n’était l’objectif d’aucune des deux attaques. Amedy Coulibali visait des juifs. L’objectif est ici la terreur dans une communauté. Les frères Kouachi visaient Charlie Hebdo et donc cherchaient à imposer leur système normatif. Dans le premier cas, la résilience viendra de ce que les juifs de France se montrent capables de résister à la terreur face à ce type d’attaques. Dans le second, la résilience viendra de ce que les médias, caricaturistes ou non, ne s’auto-censurent pas en considérant que représenter Mahomet devienne un risque sécuritaire et donc, un argument pour ne pas le faire.
Les juifs de France se trouvent dans un contexte qui rend très difficile la mise en oeuvre d’une résilience efficace. Se sentant menacés, physiquement, mais aussi socialement et économiquement, ils sont de plus en plus nombreux à migrer vers Israël en quête d’une vie meilleure. Les caricaturistes de Charlie ont été durement touchés par cette attaque, perdant des éléments clefs de leur équipe. Mais la publication ce mercredi d’une nouvelle caricature du Prophète montre une vraie volonté de résilience. Le temps nous dira si eux parviennent à résister à la volonté normative adverse… et si les autres médias suivront cette logique comme ce semble être le cas pour l’instant.
Reste la question du citoyen. En manifestant, il répond à un éventuel effet complémentaire des attentats qui auraient pu terroriser les Français. Mais il ne répond pas, par ce biais, à l’objectif des trois jihadistes. Ce que peut faire le citoyen lambda, c’est soutenir les deux cibles en exerçant de sa propre influence sur son entourage, sa communauté, sa société, pour faciliter leur résilience: en convaincant les juifs de France de persister à vivre dans leur pays; et en s’assurant que l’on ne renonce pas à la caricature par peur. Acheter quelques millions de journaux cette semaine est un symbole encourageant. Pourtant, c’est bien sur la durée qu’il faudra combattre les effets recherchés par les terroristes… et voir si nous sommes capables de faire preuve de résilience en protégeant un système normatif et une communauté qui prêtent régulièrement à de houleux débats.