Dans une passionnante étude sur la censure de l’Internet chinois, trois chercheurs de Harvard décryptent le fonctionnement de cette dernière. On y apprend ainsi comment s’organise le travail de surveillance, effectué par des dizaines de milliers d’employés des différentes compagnies hébergeant le web chinois… ainsi que par plus de 250000 militants du parti unique, contribuant à la censure. Pékin reste l’un des principaux pays à maîtriser le contenu d’Internet (classé 187ème sur 197 pays selon Freedom House)… et certainement inégalé en ce qui concerne l’ampleur de ce contrôle des libertés.
La conclusion la plus intéressante de cette étude est la mise en avant d’un paradoxe dans cette censure: les références à la corruption des élites politiques sont ainsi largement laissées en ligne. Ce sont les événements de masse, sous toutes leurs formes, qui font l’objet d’un effacement systématique du web. Le crash du tramway de Shanghaï, en septembre 2011, fera ainsi l’objet d’une censure beaucoup plus massive et systématique que les références à l’ancien ministre Bo Xilaï, tombé en disgrâce suite à des affaires de corruption.
Les limites des censeurs
L’hypothèse des auteurs de cette étude est que ce paradoxe est le fruit de la difficulté de discernement des censeurs chinois, cependant décrits comme très professionnels. Ainsi, une allusion à une affaire de corruption sera sujette à débat. Faut-il ou non censurer? Cela ne risque-t-il pas de trop se remarquer? A l’inverse, effacer des propos sur les événements de foules (grèves, manifestations, violences, catastrophes) est plus facile à juger: on sait si, oui ou non, il s’agit d’un fait assimilable à cette catégorie.
La censure politique reste pourtant plus visible. Cela pourrait s’expliquer par des raisons de ratios. Sur un même moment d’actualité ou événement politique, le nombre de références supprimées sera plus important en volume, mais moins en part du total de citations. Sur un phénomène collectif, par contre, le volume de messages supprimés sera moins important en nombre… mais beaucoup plus systématique.
Les sujets les plus censurés, en terme de magnitude (part du total, plutôt que volume net), relèvent donc des actions collectives, de la pornographie… et de la critique des censeurs. La thématique qui bat tous les records est celle des protestations en Mongolie intérieure, région subissant les mêmes conflictualités sociales, ethniques et politiques que le Tibet ou le Xinjiang. D’autres sujets comme le piratage de Google, les nouvelles lois sur la gestion du Parti communiste chinois, des empoisonnements alimentaires massifs ou encore l’arrestation d’Ai Weïweï sont également massivement censurés.
Pour les auteurs de l’étude, cette logique peut être le résultat des méthodes de travail des censeurs. Incapables de surveiller le web dans son intégralité, ils vont ainsi très probablement cibler des références récurrentes aux sujets interdits. Ai Weïweï, figure de la contestation libertaire, sera systématiquement pris pour cible. Des événements spontanés comme une grève ou une manifestation aussi. Une critique plus globale et surtout plus subtile, comme les références à la corruption, sont logiquement plus complexes à repérer si les mots employés, les idées évoquées, sortent des matrices analytiques du langage utilisées par les censeurs. Tout cela relève cependant de l’hypothèse, puisque les méthodes de censure chinoises restent méconnues.
La symbolique face à la censure
Pour critiquer, les Chinois vont ainsi avoir recourt à des figures de style plus ou moins inventives. La caricature et la symbolique en sont quelques unes qui sont évidentes. Le loup, par exemple, désigne traditionnellement le méchant dans les contes chinois. Il sert souvent à dénoncer la corruption des dirigeants, éventuellement agrémenté du slogan du Parti communiste ou du nom de tel ou tel individu. Cette image sera facilement identifiée et sera immédiatement effacée. Même chose pour les images d’opposants politiques enchaînés.
Sur d’autres sujets comme la loi sur l’enfant unique ou la corruption des dirigeants, la métaphore et la critique pourront prendre une multitude de formes. Là, les censeurs devront effectuer une enquête plus difficile et d’une censure moins systématique. Ces problématiques très controversées pour le pouvoir politique font ainsi l’objet de très nombreuses discussions… sans pour autant être frappées d’une censure massive.
Les messages qui feront l’objet de ces contrôles ne viseront pas systématiquement le pouvoir. Les commentaires dénonçant le gouvernement et ceux le défendant sont également pris pour cible. Pour les chercheurs de Harvard, il s’agit là d’une compréhension du pouvoir chinois du besoin de critique dans un pays qui se veut ouvert. Une compréhension, surtout, que cette critique ne remet pas en question son autorité. Surtout dès lors que toute référence à une réaction collective sera, comme nous l’avons vu plus haut, systématiquement effacée.