Le récit historique est souvent emprunt de limites dans son rapport des faits. Comme pour chaque document, son auteur se voit systématiquement contraint de faire des choix, d’autant plus s’il veut être lu un jour. Cela donne souvent lieu à des rhétoriques assez particulières, qui amène à oublier, plus ou moins volontairement, des aspects pourtant cruciaux dans le déroulement des faits.
Entendez MA version de l’histoire
Le premier biais de ce type, le plus évident, est celui du récit historique réalisé par un acteur. Dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules, Jules César en donne un exemple passionnant. Le chef de guerre raconte ainsi en se décrivant à la troisième personne comment il a parfois bouleversé le déroulement d’une bataille. Dans un affrontement près de la Meuse, face aux Nerviens, il rapporte ainsi comment « son arrivée rend l’espoir aux soldats et relève leur courage« , alors qu’ils subissent l’encerclement et le désespoir. Une version des événements marquée par la propre volonté de l’auteur de se mettre en avant afin de soutenir ses ambitions politiques à Rome.
Dans un autre registre et dans un contexte plus récent, les images utilisées pour raconter la Seconde Guerre mondiale, encore aujourd’hui, sont d’un intérêt particulier. De l’Allemagne à la France, tout ce qui illustre les conquêtes du IIIème Reich a été systématiquement filmé et photographié par les soldats de l’image de Joseph Goebbels. Grand maître de la propagande, ce dernier a savamment orchestré la construction d’une image mythique: celle de l’Allemagne nazie unifiée, de son armée déferlante et de son chef incontesté, le puissant et grandiose Adolf Hitler. Autant de réalités que les historiens discuteront par la suite, sans que les images ne puissent jamais montrer une autre réalité. Les films de la Wehrmacht défilant dans Paris resteront un souvenir ancré au fil des générations, tel un témoignage irréfutable du triomphe allemand, alors qu’ils ont systématiquement été montés de toutes pièces.
Notre compréhension de l’histoire repose en grande partie sur de tels documents, rédigés par ceux qui voulaient façonner la vérité. Petit plaisir tout personnel et très peu scientifique, je me souviens toujours de cette phrase citée par le narrateur,dans le film Braveheart : « l’histoire n’est-elle pas toujours écrite par ceux qui ont pendu les héros? » Si cette affirmation est certainement facile, toujours est-il que l’histoire a longtemps été écrite par ceux qui menaient les hommes à la mort. Notre mémoire collective s’en trouve longtemps alimentée par les récits de Clovis et autres Roland de Roncevaux sans que jamais, l’on puisse savoir qu’elle était la réalité du guerrier franc ou du croisé français envoyés en premières lignes de boucheries commandées par leurs maîtres. Jusqu’à ces temps récents où les populations ont accédé largement à l’école et à l’écriture. Quid, dès lors, de l’impact sur la légende commune des récits de souffrances à la première personne des sacrifiés désintéressés des tranchées de 14-18 que les enfants étudient systématiquement dans les pages de nos Paroles de poilus.
Entendez UNE version de l’histoire
Mais les spectateurs sont rarement dupes devant les démarches de tels rapporteurs de l’histoire. Chacun peut sentir en se penchant sur les textes, que l’histoire vue par César ou par le général britannique William Napier dans sa description de la bataille d’Albuera contre les Espagnols en mai 1811 quelques jours après avoir été blessé sur le champs de bataille, n’ont de valeur que pour ceux qui croient leurs auteurs. Des auteurs d’autant plus intéressés qu’ils doivent protéger leur propre image, enjeu politique certain. Pourtant, les historiens scientifiques sont-ils toujours plus aptes à raconter l’Histoire avec un grand H?
La réponse n’est pas évidente: l’historien, comme le journaliste et comme n’importe quel témoin d’un événement, est exposé à sa propre perception des réalités et à ses propres choix. Lorsqu’il étudiera une question, il se verra bien obligé de fixer des limites à son étude. Lorsque David Chandler étudie les campagnes de Napoléon pour comprendre le rôle stratégique de celui-ci et de ses principaux chef, il se penche sur les actions de ces acteurs. Il en oublie totalement que sur le terrain, des dizaines de milliers d’hommes ont eu un impact tout aussi décisif sur le déroulement des batailles: comprendre, dès lors, ce qui fait qu’un contingent se montre exemplaire au feu ou sombre dans la déroute est presque aussi crucial que de comprendre les motivations de l’empereur français.
« A moins que l’auteur n’en fournisse une explication, le lecteur sera plus ou moins persuadé que les « détails » ont été sacrifiés à la production de la « vue d’ensemble »« , analyse l’historien britannique John Keegan dans son très intéressant The face of battle, publié en 1976. Il s’applique à y chercher ce qui nourrit la bataille, dans le fin fond de ses entrailles, et comment, au delà du chef de guerre et de ses décisions, certainement stratégiques, les comportements et la nature des combattants eux-mêmes décident du résultat de la guerre.
Du témoin de l’histoire à celui qui cherche à la comprendre, ces deux approches nous montrent comme le savoir peut parfois être relatif. La vérité se décline et se conjugue en fonction des points de vue réels ou adoptés de ceux qui racontent la guerre. Une réflexion qui peut alimenter notre lecture de l’Histoire mais aussi de l’actualité: un observateur n’a toujours qu’une partie des éléments pour comprendre ce qui sera certainement sa vérité. Sans que cela n’empêche la construction, au fil du temps, d’une autre vérité. L’une et l’autre peuvent ainsi parfaitement coexister à un moment donné sans que l’une ou l’autre ne soient moins honnêtes ou moins vraies, au moins pour certains de ses personnages.