Depuis quelques mois, un certain nombre de travaux ont permis de mieux comprendre le phénomène du complotisme. Ou plutôt de comment Internet démultiplie les effets, la visibilité et surtout la viralité de thèses plus ou moins farfelues. Gérald Bronner explique très bien ces problématiques dans sa Démocratie des Crédules où il confronte un marché cognitif devenu totalement marchand (je te vend ce que tu veux acheter) et des biais intellectuels assez classiques (théorie des jeux par exemple).
Et il est effectivement catastrophique de voir comment une multitude de citoyens tombent dans la machine à désinformer. Il peut s’agir de se laisser tenter par des théories confuses qui, au prétexte d’une accumulation d’incompréhensions et de doutes, laissent entendre qu’il y a un mystère à résoudre (11 septembre: plus il y a de doutes, plus on peut imaginer qu’on nous ment). Ou, encore plus problématique, il peut s’agir de s’abreuver auprès d’un média clairement propagandiste et de le prendre pour une vérité alternative qu’on nous cacherait (CF Sputnik et autres FoxNews qui sélectionnent précautionneusement leurs informations pour vous donner une version parfaitement orientée du monde).
Le problème, c’est que cette chasse généralisée au complotisme, déclarée par une multitude de médias, risque de donner un crédit renouvelé à une autre déformation informationnelle et cognitive: le suivisme du pouvoir en place. Les structures de puissance (Etats, armées, institutions, entreprises…) ont en effet d’imposants moyens de communication qui ont tendance à largement dépasser les capacités des journalistes à déconstruire et vérifier leur discours. Les journalistes du Monde Diplomatique et les observateurs d’Acrimed tirent régulièrement la sonnette d’alarme en notant, notamment dans le cas des interventions militaires, comme la presse a tendance à valider un peu facilement le discours du pouvoir en place (L’Opinion, ça se travaille). Un exercice d’influence qui parvient bien souvent à convaincre une majorité de l’opinion publique lors des premiers mois des crises, comme le confirment régulièrement différents instituts de sondage.
C’est aussi l’inquiétude d’Oliver Boyd-Barrett, directeur de recherche en communication: « Les chercheurs en media studies, ainsi que les journalistes, sous-estiment trop souvent dans quelle mesure les médias d’actualité sont structurés de manière parfaitement favorables à des projets de propagande. » Dans un chapitre de l’ouvrage collectif Communicating War, il note que malgré une multitude de mensonges d’Etat et d’opérations de déception (false flag), les journalistes continuent d’avoir une trop lourde tendance à accorder le bénéfice du doute aux administrations: « Les médias mainstream semblent accorder une confiance déraisonnée aux institutions et aux sources officielles, comme si leur responsabilité en de telles circonstances, était d’assurer une forme de contrôle social. »
Boyd-Barrett donne plusieurs exemples, à travers l’histoire plus ou moins récente des Etats-Unis, de manipulations qui auraient pu alerter les observateurs lors de la préparation de l’invasion de l’Irak en 2003. Il prend surtout un exemple d’autant plus emblématique qu’il est l’objet de l’un des plus gros volumes de théories du complot: le 11 septembre. Alors que les débats et les enquêtes sur les attaques se poursuivaient, certaines questions étaient largement sous-médiatisées. Ainsi, de nombreux médias ont évoqué la question de l’erreur de coordination des services de renseignement, ou d’une lutte entre services concurrents ayant abouti à une erreur d’appréciation. Pourtant, un sujet soulevait des questions: le maintien au même moment de plusieurs exercices militaires (Northern Vigilance, Vigilant Guardian, Northern Guardian et un exercice mineur du National Reconnaissance Office), métant en péril la capacité à protéger le ciel américain, a été presque tabou dans la presse. Il ne s’agit surtout pas de supputer sur de possibles réponses, mais bien de ne s’interdire aucune question… et si l’on ne trouve pas de réponses satisfaisantes, cela ne veut pas dire qu’il y a un secret, mais simplement… qu’on n’a rien trouvé!
Il ne faut pas de partir du principe qu’un gouvernement ment par défaut (complotisme), mais il ne faut pas non plus de croire qu’un gouvernement est fondamentalement honnête (conformisme). Chaque acteur a, dans une crise, des intérêts à défendre et une stratégie d’influence à mettre en place pour atteindre ses objectifs. Notre travail de journaliste est bien de savoir relayer la parole de chacun tout en ayant à l’esprit quel peut être son agenda. Comment faire pour trouver le juste milieu et ne pas tomber dans l’un ou l’autre des deux travers décrits ici? C’est à la fois très simple et très compliqué: il faut une méthodologie carrée un professionnalisme sans failles.
– Une bonne connaissance des enjeux, qui passe par une veille et un apprentissage continus des problématiques liées à un secteur spécifique, qu’il soit géographique, thématique ou professionnel. On peut être un journaliste généraliste, mais chacun doit à son niveau bâtir sa propre capacité à déjouer les manipulations.
– Un réseau de sources opérationnel, indispensable à la vérification d’une information. Il ne s’agit pas tant d’assurer à 100% qu’elle est vraie (une manipulation est toujours possible) mais au moins qu’elle est plausible.
– Une bonne méthodologie de vérification des informations. Le journalisme, accompagné de connaissances de bases en sciences sociales, permets normalement de le faire. Attention pourtant aux sautes logiques dans un raisonnement et à la confusion entre ce que l’on sait et ce que l’on croit savoir.
– La modestie est indispensable pour admettre la limite de ses connaissances à un moment donné, voire de ses erreurs à posteriori. Certains journaux ont su le faire, comme le New York Times qui a étudié en détail les raisons de sa défaillance en 2003. D’autres, notamment en France, ont beaucoup de mal à le faire et ont une tendance régulière à l’amnésie.
– Ayons le courage d’affirmer nos lacunes, surtout lorsque l’on est un junior. Nous avons trop facilement tendance à vouloir répondre aux attentes de chefs qui, pris dans la machinerie de l’urgence et du stress, tombent eux-aussi dans des pièges. Céder à cette pression est un pas immense en direction de l’erreur.
Il convient de rappeler, encore une fois, que le contexte actuel des médias ne favorise pas une pratique sécurisée du métier de l’information. L’urgence des deadlines, la multiplication des sources et la difficulté croissante à vérifier certaines données, la montée en puissance des organes d’influence, ainsi que la fragilité du tissu des journalistes de terrains… autant de facteurs qui contribuent à laisser des boulevards grands ouverts pour ceux qui cherchent à faire passer des messages vers leurs cibles. Il appartient à chacun, dans cette profession, de s’armer pour pouvoir désamorcer au mieux toutes ces faiblesses.
Il est également important que chaque citoyen interroge ses propres pratiques. S’il n’est pas toujours facile de prendre le temps de recouper ses informations, comme on peut le faire dans les milieux où l’information est stratégique, une bonne hygiène informationnelle est assez facile à mettre en oeuvre. Certains médias ont fait plus ou moins leurs preuves. Le New York Times, Radio France Internationale, France 24 ou encore Le Monde, ont tous commis des erreurs à un moment ou à un autre. Mais sur la globalité, ces rédactions trainent beaucoup moins de casseroles qu’un Fox News ou un Sputnik. N’oublions jamais non plus qu’un éditorialiste n’informe pas, il argumente (à quelles fins?) et qu’une tribune n’est pas une enquête. Apprenons, enfin, à identifier les journalistes qui font un travail approfondi, sérieux, tendant vers l’objectivité. Pas parce qu’ils confirment nos propres convictions, mais justement parce qu’il nous propose les outils pour les affiner ou les confronter.