C’est un article très long et très intéressant, que propose Jonathan Mahler dans le New York Times. Ce journaliste, spécialiste des médias, a tenté de clarifier ce que nous savions réellement sur la mort d’Oussama Ben Laden en 2011. Faute de témoins fiables, les différentes sources, officielles ou anonymes, ont en effet donné lieu à plusieurs récits dont certains divergent considérablement. Mais comment faire le tri?
Le premier point à relever est le manque de transparence -sans réelle surprise- des autorités américaines. Après avoir rapporté une version idéale de l’intervention militaire qui a coûté la vie au leader d’Al Qaeda, différents éléments, dont notamment la réalisation du film Zero Dark Thirty qui a eu accès à des sources de première main, ont laissé émerger des détails moins flatteurs. A l’opération hollywoodienne, se sont ajoutés la torture de prisonniers, l’exécution d’un Ben Laden désarmé ou encore un démenti de la réunion au sommet pour suivre la mission en direct (il s’agissait en réalité d’un debrief).
En dehors de cet aspect politique, d’autres divisions ont eu lieu sur le déroulé tactique. Sur la vingtaine de commandos des Navy Seals impliqués (une unité particulièrement prestigieuse), plusieurs ont revendiqué le coup fatal. Robert O’Neil, alias « The Shooter« , du nom d’un documentaire dans lequel il a témoigné, racontait ainsi cette opération, puis sa descente aux enfers. Un autre, Matt Bissonette, racontait de son côté ses propres souvenirs de l’opération dans un livre sous le pseudonyme de Mark Owen, qui laissait planer le doute sur sa responsabilité dans le coup fatal. Les deux récits ne divergent que sur des points de détail, qui n’auront irrité que les experts. Mais pour le public, ils ont donné l’impression d’un flou artistique potentiellement illustrateur de manigances en coulisses. Plus problématique, ils contredisent le discours de la Maison Blanche en affirmant que Ben Laden n’était pas armé au moment où il a été abattu.
Et puis plus récemment, un autre récit a émergé, franchement différent celui-ci. Seymour Hersh, vétéran du journalisme d’investigation, livrait sa propre version dans la London Revue of Books. Il y affirme que les Pakistanais protégeaient Ben Laden qui était en réalité réfugié dans une safe house. Un officier de renseignement aurait vendu la mèche aux Américains pour toucher la prime. Au diable la longue enquête de la CIA présentée jusqu’ici, Washington aurait simplement fait pression sur Islamabad après avoir appris la nouvelle, pour mener le raid fatidique. Mais Hersh est très critiqué depuis quelques temps, notamment du fait d’articles discutables sur la Syrie, et il fait immédiatement l’objet d’une vindicte générale: sa thèse n’est pas crédible.
On se retrouve donc avec:
- Un récit officiel reposant sur une opération militaire couverte par le secret, en partie transformé en communication politique.
- Deux sous-récits reposant sur le vécu des acteurs, soumis au secret, dont la motivation est probablement à mi-chemin entre la revendication pour la gloire et la volonté de partager sa vérité.
- Un récit reposant presque exclusivement sur une source anonyme, motivé par une volonté de dénoncer les mensonges officiels.
Relativité de l’information
L’intérêt de ce travail de Jonathan Mahler est de ne pas avoir cherché à évaluer les différentes versions. Il a simplement retracé le travail journalistique des différents enquêteurs. Qu’ils soient journalistes ou réalisateurs pour le cinéma, tous ont été confronté à un problème considérable: le très faible nombre de sources directement témoins de l’opération. Difficile dès lors d’affirmer avoir la vérité absolue, d’autant plus que celle-ci est protégée par le secret d’Etat.
Or ce dont témoigne cette enquête de Mahler, c’est qu’il ne semble ici n’y avoir aucun escroc. Chacun a fait son travail avec le plus grand sérieux. Se reposant sur leurs sources, considérées à chaque fois comme tout à fait crédibles, ils en sont arrivés à des conclusions qui leur paraissent tout à fait recevables. Comment envisager que l’autre ait été manipulé par sa source, et pas soi-même? L’auteur montre bien ici que chacun a vérifié et re-vérifié sa version. Pourquoi accorder plus de crédibilité à des sources au sein de l’appareil d’Etat américain riche de nombreux travestissements de la vérité, qu’à celle d’un journaliste controversé? Hersh va jusqu’à proposer une autre possibilité: Et si aucune des deux thèses majeures n’était la vraie?
La prise en considération de ces différentes thèses n’implique en aucun cas un relativisme absolu. Les points de désaccord portent en effet sur des éléments qui faisaient l’objet de doutes réels et étayés: Les Pakistanais étaient-ils au courant? Ben Laden a-t-il été sommairement exécuté? La torture a-t-elle servi à quelque chose? Les versions totalement farfelues circulant sur la toile sont loin de ce type de travaux: des auteurs totalement anonymes, sans aucun accès direct à des sources, se contentent d’y balancer des absurdités reposant sur des raisonnements biaisés souvent effectués sur la cuvette de leurs toilettes (Ben Laden est-il vraiment mort? A-t-il été envoyé sur la même planète qu’Elvis Presley?).
Journalisme de défense, le brouillard de la guerre de l’information
Mahler relève ici l’une des spécificités du National Security Journalism (journalisme de défense en France): la nature de nombreuses opérations impose aux reporters de se reposer sur des sources, généralement anonymes, qui leur rapportent des éléments. Ces confidences sont-elles intéressées? Sont-elles vraies? Il est souvent particulièrement difficile de vérifier. Aux Etats-Unis comme en France, une bonne partie du travail de ces journalistes repose sur la confiance qu’ils ont en un réseau de sources qu’ils ont souvent construit pendant des années. Personne n’a intérêt à briser ce type de relations, longues à construire, pour faire passer une petite manipulation. Mais quid d’une manipulation plus stratégique? Mahler note que ces journalistes n’en sont jamais à l’abri.
Cette contrainte fait que l’on peut toujours maintenir une forme de doute sur l’information diffusée. Faute de pouvoir en définir clairement l’origine (« une source au sein du cabinet », « une source au sein du ministère »), personne n’est responsable -si ce n’est l’auteur de l’article- d’une éventuelle erreur ou d’une manipulation. La raison impose donc de prendre en considération une marge de pondération de la vérité: on ne l’atteint jamais, mais on s’en rapproche progressivement.
La différence entre la vérité et ce que l’on peut en rapporter dans les médias constitue, de la même manière que sur le champs de bataille, un brouillard de guerre. Il faut en être conscient et se réserver une marge de manoeuvre afin de pouvoir réagir à la découverte de ce qu’il contient. En attendant, chacun ne peut que rester modeste sur ses certitudes et recouper les différentes versions pour se faire une idée la plus précise possible, mais qui ne pourra jamais être définitive.