Dans son édition du 23 août, le Canard Enchaîné publiait un article intitulé « Les Ukrainiens ont du mal à se débrouiller avec les AMX de Macron ». Blindé d’approximations et d’erreurs, il a agacé de nombreux militaires et connaisseurs de la machine. Moi aussi, il m’a picoté. Car si le papier est signé « O. B.-K. et C. L. », les initiales de deux journalistes de la rédaction, il s’avère que c’est moi l’auteur des principales informations… et qu’elles ont été littéralement saccagées. [Mon article à moi est disponible à la lecture à la fin de ce post]
Pour comprendre le contexte d’un tel article, il faut plonger dans les particularités éditoriales de ce journal. Au Canard, les journalistes rémunérés à la pige (qu’on appelle vulgairement des indépendants) signent « Jérôme Canard ». Nous sommes des dizaines derrière ce sobriquet. Il faut faire ses preuves, parfois pendant des années, pour mériter le droit de voir son nom figurer dans les colonnes du journal. Même si vous apportez un énorme scoop. Personnellement, je trouve cela un peu anachronique, mais pourquoi pas. Ici, non seulement la mention de Jérôme Canard a été supprimée… Mais en plus les signataires ne sont auteurs que d’approximations et d’erreurs.
L’idée de ce papier m’est venue d’un reportage d’un collègue, Stéphane Siohan, correspondant en Ukraine pour Libération. Un soldat lui confie sa déception devant un équipement manquant. J’ai alors le sentiment que les Français communiquent beaucoup pour donner l’impression d’être à la hauteur des attentes en termes de livraisons d’armes à l’Ukraine… Mais qu’ils n’ont pas grand chose à proposer. Alors ils enjolivent pas mal, par exemple en présentant les AMX-10RCR comme des « chars », ce qui est factuellement faux et qui crée des malentendus avec les Ukrainiens. Pour creuser mon sujet, j’ai accumulé plusieurs documents confidentiels, consulté 9 industriels et militaires ayant travaillé sur absolument tous les aspects de cet engin blindé de reconnaissance (service aux différents postes, conception, doctrine, suivi, maintenance…), j’ai eu des réponses officielles de deux entreprises produisant l’engin ou des équipements, d’un élu qui a rencontré les utilisateurs ukrainiens (et qui était pourtant fâché avec le Canard mais a accepté de me répondre) et du cabinet du ministre des Armées qui a répondu point par point à mes questions. J’ai même eu un accrochage avec la communication de l’Elysée qui a estimé que mes questions étaient « fumeuses ».
C’est comme cela qu’on a une information. Avec de la rigueur, de la précision et en multipliant les sources, pour s’assurer de ne rien louper. Ici, en plus des brouilleurs, absents, j’ai découvert qu’il y avait d’autres lacunes, comme des pneus de rechange en nombre insuffisant, des éléments de maintenance manquants et un manque de solution pour les systèmes de communication radio. Il y a parfois de bonnes explications d’ailleurs. Mais cela confirme mon instinct de départ : la communication politique française entraine des malentendus chez les opérateurs ukrainiens.
De la maladresse à la faute
Il y avait donc tout pour faire un papier de qualité. Et c’est pour cela que, pour une fois, je réagis publiquement et un peu longuement. Les pigistes ont l’habitude de petites incivilités. Des primes oubliées, des salaires qui trainent, des titres coupés à la truelle. Par exemple, un papier du Canard commandé pour « 500-600 euros » finalement payé 450. « Ils font chier à la compta, je vais regarder ça. » Je n’ai jamais touché le complément. Ca peut arriver. Nous avons tous appris à avoir l’échine souple. Mais ici, au delà des petites bourdes (des grades mauvais, des phrases à moi transformées en citations de sources, des petites incompréhensions techniques…), il y a surtout trois points qui sont juste factuellement faux. Et qui trompent le lecteur.
1) L’AMX-10RCR « présente en sus un très gros problème structurel. Son blindage de 10mm est en papier crépon« , écrivent mes chers camarades signataires.
► La correction de cette erreur a été ignorée par les collègues du Canard.C’est faux. Ce n’est pas un problème structurel. L’AMX-10RCR est prévu pour être léger car c’est un engin de reconnaissance, qui devait à l’origine pouvoir traverser des cours d’eau. Les dernières versions, renforcées pour résister notamment à des engins explosifs improvisés, ne flottent plus aussi bien. N’empêche que ce ne sont pas des machines prévues pour encaisser des coups, surtout de chars. Ecrire cela, c’est montrer que l’on a rien compris au problème. C’est d’autant plus débile que j’avais déjà corrigé cette bêtise dans une version intermédiaire que j’avais relue.
Ecrire cela, c’est aussi montrer à toutes mes sources que je n’ai rien compris de ce qu’elles m’ont raconté.
2) « Seule consolation : le canon de 105mm expédie des pruneaux à 3 km grâce à un système de visée télémétrique aux petits oignons. Une merveille. Quand le char veut bien rouler. »
► Les deux signataires de l’article n’ont tellement rien bité au sujet qu’ils arrivent ici à qualifier l’AMX-10RCR… de char. Le canon de cet engin n’est pas une « consolation ». Il n’est pas adapté à la manière dont les Ukrainiens ont essayé de l’utiliser, pour faire de l’artillerie à courte portée. Et là idem. J’avais signalé cette erreur. Mais pourquoi s’emmerder à écouter les remarques du mec qui a fait le boulot, hein ?
3) « L’Elysée prétend que l’annonce de la fourniture des AMX français n’avait qu’un but : forcer la main aux Germains pour qu’ils acceptent de filer des Leopard à Zelensky. Ca a marché. »
► Ca a marché ? Comment peut-on affirmer cela ? C’est le narratif de l’Elysée. Il me parait pour le moins discutable. Dans un grand élan de cocorico, on peut essayer de se persuader que les Allemands sont trop cons pour avoir leur propre politique étrangère, ou encore pour savoir ce qu’est un putain de char (!!!). Mais en l’occurrence, Berlin n’a pas attendu l’exemple français pour, inspirée, fournir des appuis à l’Ukraine. Pour affirmer cela, il faudrait au moins des preuves. Des échanges avec des sources allemandes. Quelque chose qui permette de confirmer cette assertion. A minima, il faut le dire au conditionnel et le nuancer.
Histoire de se faire une idée d’à quel point l’Allemagne a besoin du leadership français pour oser donner de l’armement à l’Ukraine, il suffit de regarder le top 10 des fournisseurs. Ces chiffres ont leurs limites : beaucoup d’estimations, des volumes pas toujours très transparents, le brouillard classique de la guerre. Mais ils donnent un ordre de grandeur. On note qu’au passage, on oublie les livraisons de chars des Européens de l’Est, notamment les Polonais, qui en avaient livré plus de 200… depuis un an ; on oublie les Challenger 2 britanniques et les autres fournisseurs de Leopard 2, notamment la Suède, pays de 10 millions d’habitants qui a livré plus que la France.
Sur un autre système critique, l’Allemagne a livré une batterie sol-air Patriot un mois avant que les Français et les Italiens ne fournissent un SAMP/T.
Ce n’est pas un jugement de valeur, ni un reproche. Ce sont juste des faits.
Et alors ?
Bon, les collègues du Canard sont des dindes. C’est pas bien grave, après tout. Mais j’avoue ne pas trop encaisser qu’on s’approprie mon travail, qui était sourcé, maîtrisé, carré… pour en faire un gros tas de n’importe quoi. Le journal saccage sa réputation, déjà pas bien glorieuse sur les sujets militaires. Ca, c’est leur problème. Mais ici, il saccage aussi la mienne. Plusieurs de mes sources ont réagi au post de cet article sur X/Twitter. Sur le réseau social, le Canard a même eu le droit à une « community note » pour préciser un propos approximatif. Il faut dire que le community manager, maladroit, a repris une citation ajoutée par mes chers confrères d’un officier qui visiblement ne connait pas grand chose au sujet, pour faire une remarque aussi couillon.
J’ai immédiatement signalé ma stupeur et ma colère à mes deux collègues signataires de l’article (dont une que je ne connais ni d’Eve, ni d’Adam), ainsi qu’à un rédacteur en chef. Aucune excuse, même si l’un des signataires reconnait vaguement « une erreur ». Réponse du patron : « Je trouve votre réquisitoire sévère. » Lui, il l’a trouvé bon le papier. Il l’a même gardé sous le coude plusieurs semaines pour avoir une info forte à sortir une semaine un peu chiche. Même avec le détail de mes explications, personne ne voit rien à corriger ou à améliorer. Tout va bien et est parfaitement normal. Du journalisme de qualité, là où moi, je vois une série de fautes graves. Le rapport à la rigueur, c’est assez subjectif.
C’était ma quatrième collaboration avec ce journal. La première, avait déjà été signée par un autre journaliste. Déjà un oups. « La faute aux secrétaires de rédaction », m’avait-il alors dit. Les deux autres n’avaient finalement pas été publiées, du fait d’un surplus d’actu. Au regard du travail, le tarif n’ayant pas été correctement négocié dès le départ, la question du prix ayant été encore, et encore repoussée, je réclame pour ce quatrième papier plus que les 600 euros annoncés (avant même de voir le carnage). Au regard du travail, du nombre et de la qualité des sources, je me dis que ça mériterait un peu plus que d’habitude. On ne reviendra jamais vers moi. A force de relances, je finis par avoir une fin de non recevoir. Ce sera 600 et puis c’est tout.
Ces fautes que je relève ici, sont récurrentes. Nous sommes plusieurs dizaines de pigistes à échanger sur nos difficultés avec ce journal. Rares sont ceux à oser ruer dans les brancards, car si le Canard maltraite ses pigistes, le fait est qu’il paie plutôt bien, pour des formats que l’on ne peut pas toujours vendre ailleurs. Et puis ça reste une belle marque, prestigieuse, que le public admire sans toujours bien savoir ce qui se passe en coulisses et sans toujours pouvoir repérer ce type de fautes. Du coup, même ceux qui se font massacrer leur travail ou usurper leurs signatures régulièrement, parfois depuis des années, n’osent rien dire. La peur de se faire blacklister ou de perdre une précieuse source de revenus.
Je ne suis qu’un collaborateur récent et occasionnel de ce journal. Je ne me sens aucune légitimité à donner des conseils aux autres. Mais à titre personnel, je ne supporte pas des comportements pareils. Je préfère encore gagner moins et remplacer mon IPA par un monaco, voir pire, fumer du Honduras, plutôt que d’encaisser un tel manque de professionnalisme et de respect.
Il ne fallait pas toucher à mon travail.
Pour ceux que cela intéresse, je vous invite à lire mon article à moi, qui aurait pu être publié dans le Canard. N’hésitez pas à me faire vos retours et à corriger ce qui me paraitra toujours à moi, malgré le boulot, perfectible.
Le papier, le vrai, daté du 7 août 2023 :
Ukraine : l’AMX-10RCR, la DS de l’armée française sans les options
Mauvaise surprise pour les Ukrainiens lorsqu’ils ont réceptionné sur le front leur quarantaine d’AMX-10RCR : les Français ont oublié de leur mettre les systèmes de brouilleurs antimissiles « LIRE ». A leurs visiteurs, ils expriment poliment leur interrogation : si on les a formés avec cet équipement au camp de Carpiagne, c’est qu’il doit bien servir à quelque chose. On leur a même traduit les notices !
Ressemblant à une grosse lampe, installée sur le dessus de l’engin, le « LIRE » doit brouiller le signal de missiles antichars. Il met une dizaine de minutes à chauffer, ce qui le rend particulièrement repérable la nuit avec des capteurs thermiques. Une fois éteint, il faut une demi-heure pour qu’il refroidisse : les soldats sont prévenus de ne surtout pas poser leurs fesses dessus. « C’est de la merde, se remémore un militaire français en relisant ces instructions. Qui nous a vendu ça ? »
Au cabinet du ministre des Armées, on rejette toute erreur dans la livraison : « C’est une technologie dépassée par rapport aux missiles actuels qui ne font plus partie de la configuration opérationnelle actuelle de nos AMX-10RCR. » En effet, à Carpiagne, on a montré aux Ukrainiens un sympathique brouilleur conçu pour neutraliser des tirs de 9K111 Fagot soviétique… dans les années 1970-1980.
Les Ukrainiens découvrent la débrouille, façon piétaille française, si durablement éprouvée sur les pistes d’Irak et d’Afrique : en plus des brouilleurs, ils ont réalisé en rentrant chez eux qu’il n’y avait plus de radios dans les engins. « Ils ne les ont pas demandées », esquive-t-on au ministère. Les pneus qui font le charme de la bête ? Il n’y en a pas assez. Il manque même certaines pompes bien spécifiques nécessaires à l’entretien de vérins et de systèmes hydrauliques propres à son canon de 105mm de l’AMX-10RCR. Sans parler des munitions, dont le calibre n’est utilisé que par cette machine.
Coup de bluff
Depuis le début de cette affaire, la France fait tout pour entretenir les malentendus. Encore aujourd’hui, elle persiste à présenter ces engins comme des « chars ». Sauf que ce sont des engins blindés de reconnaissance. Pinaillerie sémantique d’experts ? Pas tout à fait. Un char est une machine bien spécifique qui a un rôle bien spécifique : avancer face au front. C’est lourd, car massivement blindé et équipé d’un moteur capable de propulser une telle masse en encaissant les tirs ennemis. 60 tonnes pour un Leopard 2 allemand. 65 pour un Challenger 2 anglais. L’AMX-10RCR, tout équipé, frôle péniblement les 20 tonnes.
Le gouvernement français est persuadé que son bluff a fonctionné. Si les Allemands et les autres Européens ont accepté de livrer des chars aux Ukrainiens, ce serait parce que Paris a montré l’exemple. Berlin et Londres peuvent-ils vraiment gober ça ? A force de le répéter, cela semble pourtant passer. Même les Américains se sont fait avoir. Dans des documents fuités du Pentagone début 2023 traitant de l’Ukraine, les engins de reconnaissance sont bien comptabilisés… comme des chars.
Doctrine soviétique
Faute de bien comprendre comment pratiquer cette reconnaissance à la française, les Ukrainiens, très marqués par la doctrine militaire soviétique, cherchent comment utiliser leurs AMX-10RCR. Ils en ont déjà perdu quatre. Alors ils essaient d’en faire une pièce d’artillerie mobile pour tirer à 8km. Mais les optiques et les systèmes de visées ne vont que jusqu’à 3. Surtout, le canon n’est pas du tout conçu pour un emploi intensif puisque ce blindé est sensé rester discret.
Début juillet, le sénateur Philippe Folliot (UC) visitait les Ukrainiens en compagnie d’un collègue allemand : chars Leopard allemands le matin, AMX-10RCR français l’après-midi. « J’ai eu l’impression de voir une BMW toute neuve et une vieille DS. »