Dans les guerres, les prisonniers ont historiquement été les vecteurs de messages destinés à l’ennemi. Comme le notait l’historien Thierry Widemann dans un article que j’ai écrit pour le magazine Défense et Sécurité Internationale, la première question à se poser lors d’un conflit, « c’est de savoir si on tue ou pas les prisonniers« . Pendant l’Antiquité, le prisonnier n’est pas toujours tué, mais souvent réduit à l’esclavage. Pour celui qui renonce à mourir au combat, c’est l’assurance de survivre dans des conditions de liberté réduite. Dans l’Egypte ancienne, les prisonniers sont intégrés aux rangs. Même chose ici: l’adversaire s’entend signifier par ce biais que s’il le souhaite, il peut changer de camps. En Chine, au IIIème siècle avant Jésus-Christ, l’armée du Qin enterre vivants des dizaines de milliers de soldats vaincus de l’armée de Zhao: comprenez qu’il vaut mieux fuir avant même la bataille, car sinon, vous serez massacré sans pitié.
Dans le monde judéo-chrétien, on prend l’habitude dès le Moyen-Age de respecter le prisonnier. En appliquant certaines normes, on signifie à l’adversaire que l’on accepte le combat selon certaines règles. Pour les combattants, cela signifie que l’on évitera les pires ignominies car on combat entre gens civilisés. Une logique morale, mais aussi pratique: on peut monnayer les prisonniers, contre rançons ou captifs de son propre camp. Dans tous les cas, ce qui est important, c’est que le prisonnier serve. Il peut être main d’oeuvre, otage… ou moyen de communiquer, ce qui va nous intéresser ici.
Le captif messager
L’actualité récente dans le monde arabo-musulman montre l’utilisation massive d’otages comme messagers. Pour les mouvements jihadistes armés qui parviennent à capturer des prisonniers, généralement des civils, négocier une rançon n’est pas facile. Outre le fait que la France est l’un des rares pays à envisager la question, elle demande toujours beaucoup de temps. Les victimes de ces rapts sont souvent utilisés par leurs ravisseurs pour transmettre le message: c’est eux qui, face caméra, réclament aide, rançon ou action politique (retrait de troupes par exemple). On leur demande aussi souvent de dénoncer leur propre gouvernement. L’intérêt est double: outre l’impact émotionnel entraîné par la vision de ce compatriote en difficulté, il a le mérite de parler parfaitement la langue et d’être compréhensible par l’ensemble des destinataires visés (population et gouvernement). Le message est ensuite généralement complété par les combattants qui précisent souvent plus directement leurs exigences et rappellent la menace qui pèse sur la victime.
L’Etat islamique (EI) a récemment poussé cette logique jusqu’à un extrême: l’organisation a diffusé une vidéo de John Cantlie, présentée comme réalisée à Kobane, ville kurde de Syrie assiégée par les jihadistes. Le photojournaliste britannique, retenu depuis deux ans, s’exprime selon les normes médiatiques occidentales. Le message est ainsi présenté comme celui d’un observateur et non plus comme celui des combattants. L’otage lui-même n’a plus l’image d’un prisonnier: contrairement à de précédentes vidéos, il porte une veste noire plutôt que la chemise orange des captifs dont les jihadistes affublent leurs otages. Comme s’il ne s’exprimait plus sous la contrainte, mais de son propre chef.
Le prisonnier peut aussi être messager une fois relâché. Libre, il garde un statut particulier. Si la série américaine Homeland interpelle en imaginant un soldat prisonnier transformé en jihadiste, l’histoire a montré des exemples très concrets. L’un des plus connu est celui des prisonniers américains pendant la Guerre de Corée. Une fois libérés, ils tenaient des discours étonnamment favorables à leurs anciens geôliers. On notera, plus proche de nous, la médiatisation de Mourad Benchellali, qui fût retenu à Guantanamo et s’exprime dans différents médias pour dissuader les jeunes candidats au jihad.
[toggle title= »Mise à jour, 07 novembre: Commentaire de Mourad Benchellali »]Mourad Benchellali nous a contacté pour préciser qu’il ne voulait en aucun cas défendre ni Guantanamo, ni les Américains. Il convient de comprendre la formule « discours étonnamment favorables » de mon billet comme un commentaire du cas américain en Corée du Nord. Le discours de M. Benchellali n’a finalement rien d’étonnant. Je suis d’ailleurs d’accord avec la plupart de ses propos. Mais il est intéressant de noter que dans le cas de la Syrie, ses interventions vont dans un sens tout à fait intéressant pour ceux qui, hier, le retenaient.Il explique, au téléphone, que son combat, il le mène «pour les jeunes» qui suivent le même chemin que lui une douzaine d’années plus tôt, en Afghanistan. Que son discours puisse aller dans le sens des Américains qui opèrent en Syrie et en Irak, peu lui importe: « ce serait les Russes ou d’autres, je dirais la même chose aux jeunes qui se retrouvent embarqués là-dedans« .[/toggle]
Le captif message
L’exhibition du prisonnier sert également à restreindre les possibilités de mouvement adverses. Avec plus ou moins de succès. Les jihadistes de l’EI ont de cette manière cherché à contraindre la temporalité des forces occidentales au début de la campagne en Irak en menaçant d’exécuter régulièrement leurs prisonniers tant que les opérations se poursuivraient. La menace planant sur les prisonniers est un moyen d’empêcher l’autre d’agir. Dans ce cas-là, le message relayé par le prisonnier n’est pas forcement le plus important: ce qui compte, c’est d’insister sur la possibilité de toucher l’opinion publique à n’importe quel moment par une telle exécution.
L’exécution elle-même est un message. Largement utilisée par Al-Qaeda en Irak pendant la guerre contre les Américains et le pouvoir central, elle permet de générer un haut niveau de peur chez l’autre. Cette logique est reprise aujourd’hui par l’EI. Les images d’exécutions massives ou de décapitation permettent de terroriser l’adversaire. C’est certainement l’un des facteurs qui a participé à faire déserter d’importants contingents irakiens en juin dernier.
Avoir des prisonniers, c’est aussi s’imposer comme un acteur crédible dans le conflit. C’est ce que montrent les combattants indépendantistes de la République de Donetsk en faisant défiler les soldats ukrainiens qu’ils retiennent captifs. Ils prouvent ainsi qu’ils sont capables de mener des actions d’envergure, qu’ils ont des moyens et ils prouvent qu’ils sont bien dans une situation de guerre avec un ennemi que l’on peut -enfin- montrer. Les Ukrainiens ont employé des moyens similaires en organisant une conférence de presse pour des soldats russes prisonniers, dont la présence devient une preuve de l’intervention de Moscou. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans les deux cas, il y a recours à l’exploitation de prisonniers dans un contexte enfreignant les Conventions de Genève.
Le traitement du captif, message non voulu
Le prisonnier peut se retrouver véhicule d’un message sans qu’on le veuille. Les Américains ont été marqués par les images d’Abou Ghraib. Les Israéliens par celles de prisonniers mal traités dont les photographies ont été diffusées sur les réseaux sociaux. Dans les deux cas, le message de la violence et du non respect des droits humains par les forces concernées a été particulièrement difficile à juguler. Il a de fait été nourrir la propagande adverse.
Une fois libéré, le prisonnier deviendra également un messager non contrôlable. Il racontera sa perception de sa détention et de ses geôliers. Elle pourrait être positive, dans le cas où il a été bien traité, à travers une forme de syndrome de Stockholm. Elle peut l’être beaucoup moins. Les otages français libérés décrivent leurs ravisseurs islamistes comme d’horribles tourmenteurs, vivant comme au Moyen Age. Que peuvent bien raconter ceux qui sont passé par Guantanamo et qui ont rejoint de nouveaux fronts? Dans ces cas là, ils font circuler l’idée qu’être prisonnier pourrait être un sort moins enviable que la mort.
On peut enfin considérer l’exemple de l’effet secondaire d’une propagande trop agressive et caricaturale, qui biaiserait la perception de l’ennemi. Ce phénomène, particulièrement marqué pendant les deux Guerres mondiales, donnait l’impression que l’ennemi était tellement vil, que tomber entre ses mains était la pire des solutions. A ce moment là, on ne combat pas entre gens civilisés. Des logiques qui ont pu pousser jusqu’au sacrifice lorsque des redditions auraient pu épargner des vies, les prisonniers étant, parfois, traités correctement.