Dans ses travaux sur l’opinion publique, le chercheur en sciences politiques américain John Zaller distingue deux catégories de populations. Lors de chaque enquête, de chaque sondage, on voit apparaître d’une part les obtus et d’autre part les volatiles.
Les obtus, ce sont ceux qui cherchent à valider leur propre opinion. Généralement convaincus, voir militants, ils effectuent un tri intensif de l’information qu’ils consomment. Zaller les décrit comme « intéressés » par la politique. Ce qu’ils retiennent, c’est ce qui va dans le sens de leurs positions morales et idéologiques. On sait ainsi qu’un individu qui vote à droite aura tendance à consulter plus facilement des médias calqués sur cette orientation. Dans les articles, il entendra beaucoup plus facilement les arguments qui confirment ce qu’il pense, restant fermé à ceux qui le contredisent… quand bien même ils sont pertinents.
Les volatiles, ce sont les autres, dont l’opinion se forme au fil de l’évolution de l’actualité, de ce qu’ils entendent ou tout simplement de leur humeur. Ceux-là se construisent leur position en fonction du moment et de leur état d’esprit. Chez eux, il est difficile d’obtenir une régularité de positionnement. Ils pourront, pour un même sondage, répondre une chose et son contraire d’une semaine à l’autre selon le dernier article qu’ils ont consulté. En ce 20 novembre, lendemain de victoire de l’équipe de France de football, il est ainsi fort probable que de nombreux volatiles qui vomissaient les Bleus la semaine passée les considère aujourd’hui en héros.
A quoi bon argumenter…
Les travaux de nombreux spécialistes de l’opinion publique se montrent particulièrement pessimistes. Les uns concluent que l’opinion est aléatoire (volatile), les autres qu’elle est impossible à faire évoluer puisque l’auditoire n’entend pas les arguments (obtus). Dans ce contexte, difficile de défendre l’idée d’une communication ou d’une argumentation reposant sur des arguments de valeur, au sens où Aristote l’entend: qui soient « beaux » et « moraux ».
Un couloir qui s’ouvre pour les tentations à la manipulation. En effet, à quoi bon argumenter si les esprits de l’auditoire sont fermés à l’intelligence, bloqués qu’ils sont entre l’obtus et le volatile? Autant user d’artifices et de procédés manipulatoires (mensonge, recours à l’émotion) pour pousser l’opinion publique à évoluer en fonction de ses besoins propres et au détriment d’une information honnête.
Dans la majeure partie des cas, les acteurs de l’influence restent prudents dans l’usage de techniques trop agressives. Le mensonge et la désinformation restent perçus comme potentiellement très dangereux s’ils en viennent à être dévoilés. On préférera en général opter pour des manipulations plus douces. Le storytelling reste l’un de ceux qui sont systématiquement usités pour échapper à une présentation complexe des situations. Un bon récit, prononcé au bon moment, permettra souvent de rester dans la conviction d’obtus tout en captivant, au moins temporairement, le volatile.
Reste la question que se posent les progressistes et les humanistes: comment convaincre l’opinion en parlant à son intelligence? L’efficacité du moment semble persister à ignorer cette problématique. Hypothèse: c’est dans cette préférence pour la facilité d’une argumentation manipulatoire que naissent les bourgeons de la défiance populaire. En effet, s’il est difficile de parler à l’intelligence de l’opinion, celle-ci n’en est pas moins dépourvue: elle parvient souvent à percevoir les procédés manipulatoires, y compris les plus doux. Comment, dès lors, amener l’obtus à considérer une position différente ? Et comment pousser le volatile à poser son raisonnement dans la durée?